jeudi 15 octobre 2009

Cendres ou reliques ?

Scène de dévotion devant la tombe de Mère Teresa à Calcutta (Inde)


La semaine dernière, le premier ministre albanais, Sali Berisha, a annoncé que son gouvernement avait officiellement demandé à son homologue indien le rapatriement des cendres de Mère Teresa, religieuse béatifiée, née en Macédoine mais d'origine albanaise, dont on doit fêter le centenaire de la naissance en août 2010. Dans le même temps, l'Albanie a également adressé une requête de même nature au gouvernement français pour envisager le retour du corps du roi Zog Ier, enterré en France au cimetière parisien de Thiais. Le retour des restes de ces deux personnages s'inscrit dans l'agencement d'un panthéon national albanais. Le roi Zog, longtemps discrédité par le régime communiste, est désormais vu comme le modernisateur de l'Etat albanais. Quant à Mère Teresa, dont les cendres sont aussi réclamées par la Macédoine, elle est, dans le discours nationaliste, le symbole de la tolérance érigée en caractère national albanais. Elle est également la personnalité d'origine albanaise la plus célèbre du XXe siècle. Symboliquement, elle est déjà très présente sur le territoire albanais : outre l'hôpital Mère Teresa et la place Mère Teresa devant l'université de Tirana, elle a surtout donné son nom à l'aéroport international de Rinas, affichant ainsi le lien fort entre elle et l'Albanie. ou plutôt entre l'Albanie et elle En réclamant le corps de Mère Teresa, Sali Berisha entend définitivement nationaliser la religieuse de Calcutta, avec un intérêt d'autant plus grand que plusieurs pays des Balkans se disputent son origine.
La réaction du gouvernement indien ne s'est pas fait attendre. Mardi 12 octobre, le porte-parole du Ministère des Affaires Etrangères indien a déclaré : "Mère Teresa était une citoyenne indienne et elle repose dans son propre pays, sa propre terre", ajoutant que la question de son retour en Albanie "ne se pose même pas". En effet, Mère Teresa avait en 1951 obtenu la nationalité indienne et  vécut le reste de sa vie à Calcutta où elle  fonda son ordre des Missionnaires de la Charité. Elle est d'ailleurs mondialement connu comme "Mère Teresa de Calcutta" même si les promoteurs identitaires albanais la surnomme souvent "Mère Teresa des Albanais". Sali Berisha estime quant à lui que la question reste ouverte et que les deux pays doivent en discuter. Il a d'ailleurs réitéré son souhait, précisant "qu'elle serait plus tranquille que partout ailleurs si elle pouvait reposer à côté de sa mère et de sa soeur" enterrées à Tirana, tirant ainsi à la fois sur une corde sentimentale et sur l'idée que la famille est la base de la nation albanaise. Il est clair que la réponse de l'Inde ne changera pas mais le discours de Sali Berisha est-il adressé à l'Inde ou aux albanais ? Le premier ministre semble en effet soucieux d'encourager le patriotisme de ses concitoyens. Dès lors la concomitance des deux demandes serait le signe d'une volonté d'offrir un support à une ferveur nationale.
Mais il semble aussi que Sali Berisha n'ait pas vraiment compris les enjeux de ce qu'il demandait. J'ai déjà montré ailleurs que la neutralité laïque de l'Etat albanais, couvert par un discours de tolérance interconfessionnelle, gomme tout aspect sacré des questions religieuses pour n'en garder qu'une essence nationale entrant dans un discours d'unité au dessus des communautés catholique, orthodoxe ou musulmane. Or, pris dans ce carcan idéologique, il en a oublié le caractère religieux de sa requête. Car, en demandant le retour des cendres de Mère Teresa en Albanie, il ne réclame pas le corps d'un héros national mais le corps d'une religieuse béatifiée dont les restes ont le statut de reliques aux yeux de toute la catholicité.  Fait révélateur, il se trouve, qu'en même temps que la réponse du gouvernement indien, on a appris par la porte-parole des Missionnaires de la Charité, que l'ordre fondé par Mère Teresa, et qui conserve sa tombe en l'offrant à la vénération, n'avait même pas été sollicité par le gouvernement albanais. S'inscrivant dans la logique d'un discours nationaliste, Sali Berisha n'a donc pas pris en compte l'identité catholique de celle dont il réclame les cendres.
La question est portant cruciale : la tombe de Mère Teresa contient-elle ses cendres ou ses reliques ? Un non-catholique (athée ou d'une autre confession) répondrait qu'il s'agit bien de ses cendres mais un catholique parlerait ici de ses reliques. Et c'est bien ainsi que les Missionnaires de la Charité les considèrent. Si on se rend sur le site du Centre Mère Teresa de Calcutta, on trouve une page intitulée "Relics" sur laquelle on explique justement ce que sont les reliques et le statut pris par ce corps après la béatification de la religieuse. On explique même la démarche à suivre pour recevoir une relique de Mère Teresa. Peut-être que le gouvernement albanais aurait dû tenter une demande à l'adresse mail indiquée...
Plus largement se pose ici la question des frontières entre conceptions du monde ou "programmes de vérité" pour reprendre l'expression de Paul Veyne. Pour les uns, Mère Teresa est un personnage national ; pour les autres une religieuse béatifiée dont on attend la canonisation. Pour les premiers, sa tombe contient des cendres vouées à une ferveur civique et nationale ; pour les seconds, sa sépulture est un lieu de pèlerinage contenant des reliques de première catégorie, c'est-à-dire des reliques corporelles. Pour Sali Berisha, on parle du rapatriement (au sens premier de retour vers la patrie) ; pour l'Eglise, ce serait une translation de reliques qui risquerait d'atténuer la charge sacrale du sanctuaire de Calcutta. La situation est donc la suivante : au milieu de la discussion une tombe et autour de celle-ci des interlocuteurs qui ne parlent pas de la même chose...

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