mardi 19 janvier 2010

1916 : un village devant le photographe


Comme on l'a vu avec le développement des passeports biométriques après le 11 septembre 2001, une crise permet souvent aux autorités de renforcer le contrôle de la population en utilisant les technologies à sa disposition. Ainsi, si la carte d'identité s'est particulièrement développée en France sous le régime de Vichy, on doit se souvenir que des tentatives ont existé précédemment pour des populations particulières : les nomades en 1912, les étrangers en 1917.
En 1916, la carte d'identité est rendue obligatoire dans la zone de guerre contrôlée par l'armée. Ainsi, la région de Meaux (Seine-et-Marne) est directement concernée par la nouvelle règlementation. Nul ne peut entrer dans la ville sans montrer ses papiers. Or, cela pose un véritable problème d'adaptation aux paysans des villages voisins habitués à s'y rendre au moins le samedi, jour de marché, pour vendre leur production ou acheter ce dont ils ont besoin. Une américaine, Mildred Aldrich (1853-1928), a laissé des lettres témoignant de la vie d'un village pendant la Grande Guerre. Elle habite alors à Quincy-Voisins, à huit kilomètres au sud de Meaux. Dans une lettre datée du 30 septembre 1916, elle décrit en quelques lignes la nouveauté introduite par les circonstances dans le village :

Cela fait plusieurs mois maintenant que le pont sur la Marne* à Meaux est gardé et même ceux qui vont au marché ne peuvent le traverser sans montrer leurs papiers. Cette formalité est très compliquée pour eux parce que la mairie ouvre à neuf heures, ferme à midi pour rouvrir à trois heures et fermer à six. Comme tu peux le voir, ces horaires correspondent au moment où tous sont le plus occupés dans les champs. L’homme ou la femme qui doit se rendre au marché le samedi doit quitter son travail et faire un long voyage dans Quincy – souvent plusieurs kilomètres à pied – à un moment où il est le moins facile de perdre son temps.
 Pour compliquer la situation, un nouvel ordre est arrivé il y a quelques semaines. Tous les hommes, femmes et enfants (de plus quinze ans) dans la zone de guerre doivent avoir, à partir du 1er octobre, une carte d’identité sur laquelle doit être apposée une photographie.
 Ce règlement a abouti à un embarras des plus étranges. Un grand nombre de ces vieux paysans – et des jeunes également – n’avait jamais été photographiés. Il n’y a pas de photographe ici. Le photographe d’Esbly** et les deux de Meaux ne pouvaient sans doute pas photographier tout le monde et, avec cette météo incertaine, faire les tirages dans les délais accordés par les autorités militaires. Un immense cri de protestation s’est fait entendre. Toute sorte de photographes ont été envoyés dans la commune. Le crieur du village bat son tambour comme un fou pour annoncer les endroits où les photographes seront, ainsi que leurs dates et leurs horaires, et ordonne aux gens de se rassembler et de se faire photographier.
 La cour d’Amélie*** faisait partie de ces endroits choisis et tu aurais aimé voir ces vieux paysans bronzés faire face pour la première fois à un appareil photo. Certains des résultats obtenus étaient drôles, particulièrement lorsque l’opérateur pressé et surmené faisait deux visages sur le même négatif, ce qui est arrivé plusieurs fois.
(extrait de Mildred Aldrich, On the edge on the War Zone, Boston, 1917, p. 207-208, trad. Mickaël Wilmart)
* Le pont sur la Marne : confusion de l'auteur qui doit parler du pont Cornillon, sur le canal du même nom, qui permet d'entrer dans Meaux en venant du sud.
** Esbly : commune à 5 km au nord-ouest de Quincy-Voisins et 6 km au sud-ouest de Meaux.
*** Amélie : voisine et domestique de l'auteur.


Je n'ai malheureusement pas retrouvé de photographie d'identité obtenue lors de ces séances. La photo illustrant ce post est prise à la même époque par Mildred Aldrich. Il s'agit d'un portrait de sa domestique, Amélie.

3 commentaires:

  1. Merci pour ces informations et ce témoignage qui montre bien qu'à cette époque la possession d'une photographie personnelle était encore peu répandue dans la majorité de la population, celle qui vivait ordinairement dans les campagnes.

    RépondreSupprimer
  2. Il semble bien en effet que la "photographie personnelle" était rare dans les campagnes. Il faudrait cependant peut-être étudier le phénomène des cartes postales dites "animées" (selon la terminologie des collectionneurs), c'est-à-dire figurant des personnages dans des photographies de rues ou d'activités agricoles. On voit souvent par exemple une famille entière poser devant un magasin à l'occasion de la venue d'un photographe en vue de l'édition d'une carte de postale représentant une rue ou une place. Il y a sans doute quelque chose à creuser de ce côté là...

    RépondreSupprimer
  3. patrine@hotmail.fr7 mars 2011 à 16:35

    mildred Aldrich était voisine de notre maison,et donc de mes arrières-grands-parents,et leur "domestique" ,Améie,la tante de mon grand-père.quel étonnement et boheur de les trouver ainsi au hasard de mes recherches. Merci

    RépondreSupprimer