mercredi 23 décembre 2009

Interdiction du voile et libération de la femme


Une femme catholique voilée à Shkodra (Albanie) photographiée par Kel Marubi au début du XXe siècle

La proposition de loi de Jean-François Copé visant à interdire le port de la burka dans l'espace public rappelle à l'historien d'autres expériences dont on n'a sans doute pas tiré toutes les leçons.
Ainsi, l'Albanie de l'entre-deux-guerres a elle aussi connu sa loi interdisant le voile intégral. En août 1929, le gouvernement d'Ahmet Zogu prend cette décision après une proposition du chef de la communauté musulmane qui juge alors la coutume contraire à l'éducation citoyenne.
Premier acte d'émancipation de la femme musulmane ? L'écrivain Migjeni, contemporain des faits, nous livre l'envers du décor dans une de ses nouvelles, intitulée "On rouvre les portillons..." (traduite en français et publiée dans Chroniques d'une ville du Nord, Paris, Fayard, 1990, p. 215-225). Il y décrit la réaction des habitants de sa ville, Shkodra, située dans le nord de l'Albanie :

La maison est plongée dans le silence. il y règne comme une atmosphère d'agonie. Oui, c'est bien d'une agonie qu'il s'agit, mais sans la détresse. Dans des centaines et des centaines d'autres demeures comme celle-ci, un passé séculaire, si profondément ressenti et vécu par tous, est en train de mourir. On ôte la pierre angulaire de la citadelle millénaire et bien des coeurs sont déchirés à la voir s'effondrer. D'autres, au contraire, se réjouissent comme si on venait d'abattre quelque bête monstrueuse qui empoisonnait l'existence de chacun. Le gros titre du journal, cette réforme, l'abolition du port du voile chez les femmes forment comme une sarabande d'esprits malins qui viennent tourmenter les cerveaux engourdis, inhabitués à concevoir de pareilles choses. Jusque là tracassées uniquement ou presque par les soucis familiaux les plus prosaïques, voici les têtes tout à coup hantées par une préoccupation qui touche tout un chacun, par un problème collectif, et les propriétaires de ces têtes se retrouvent comme des poissons sur la grève. Oter le voile aux femmes : jamais aucun n'avait songé voir cela de son vivant.
Le choc décrit est réel chez les hommes et chez les femmes. Chez les hommes surtout, effrayés de savoir leurs femmes exposées aux regards des autres hommes. Chez les femmes, Migjeni décrit des sentiments plus nuancés, certaines étaient ravies, d'autres plus mitigées voire opposées.
Deux jours avant la mise en application de l'interdiction, la famille suivie par le narrateur se réunit pour que les hommes puissent "voir une dernière fois leurs parentes, car Dieu sait quand il leur serait donné de les revoir !". Car les hommes n'ont pas l'intention de s'opposer à la loi. Mais ils n'ont pas non plus l'intention de laisser leurs épouses et leurs filles sortir sans voile dans la rue. Et c'est là que Migjeni fait mouche dans cette nouvelle : l'interdiction du voile certes, mais avec quelle conséquence pour les femmes ? Celle de ne plus pouvoir sortir de l'espace privé, retenues par des hommes considérant comme une offense le fait de laisser se promener dans les rues leurs femmes têtes nues. Et les hommes de s'en sortir dans le récit de Migjeni par une nouvelle astuce : rouvrir les portillons entre les arrières-cours des maisons (invisibles à la rue) pour laisser les femmes aller de maison en maison sans sortir sur la voie publique...
Argumenter l'interdiction du voile par la volonté de libérer la femme semble par cet exemple une possible erreur. Car rien ne dit qu'on laissera sortir les femmes, qu'on oblige maintenant à porter le voile intégral, une fois que celui-ci sera interdit...
Si le port de la burka peut paraître à beaucoup choquant, c'est sans doute au système républicain à y répondre en s'imposant de sa propre autorité, sans loi, mais seulement par la seule force du modèle qu'il peut proposer...

2 commentaires:

  1. « Le choc décrit est réel (...) chez les hommes surtout, effrayés de savoir leurs femmes exposées aux regards des autres hommes. » Comme si elles leur appartenaient ! Comme si les autres hommes n'étaient que des bêtes incapables de résister aux stimuli visuels...

    RépondreSupprimer
  2. Je suis albanais et musulman et je peux vous assurer que cette réforme voulue par Zog et réellement mise en place par le gouvernement communiste est la meilleure chose qui ait été faite pour les femmes: aujourd'hui vous ne voyez quasiment plus de voiles en Albanie (même pas dans les villages), et toutes les femmes sortent. Il y a encore de nombreux progrès à faire pour la situation des femmes dans ce pays, mais au moins le débat du niqab est dépassé et c'est tant mieux !

    RépondreSupprimer