lundi 14 décembre 2009

L'équilibre des signes passe-t-il par leur suppression ?


Affiche suédoise photographiée à Goteborg en 2009. Campagne de publicité organisée par des athées pendant laquelle les symboles des religions monothéistes sont montrés comme interchangeables sur le drapeau national et rendus obsolètes par la phrase : "Dieu n'existe probablement pas". (Ratexla - Flickr)

C'est sans doute à cette question qu'a tenté de répondre un sénateur socialiste belge en proposant une loi visant à appliquer strictement la séparation de l'Etat et des Eglises en Belgique. Rédigé en 2007, le projet devait passer devant la Commission des Affaires Institutionnelles le 10 octobre dernier mais son examen a été reporté et renvoyé aux Assises de l'Interculturalité. Ces dernières sont un espace de dialogue créé par le gouvernement chargé de réfléchir à l'amélioration des conditions de la réussite d'une société basée sur la diversité, espace de dialogue donc dans lequel le débat n'est pas celui de l'identité nationale mais celui du comment vivre ensemble dans un monde devenu multiculturel.
C'est dans ce cadre de réflexion sur l'interculturalité qu'il faut approcher le texte de loi proposé par Philippe Mahoux. Le report de l'examen du projet est certainement lié à la polémique qu'il a suscité et que la presse belge a simplifié en titrant sur l'interdiction des croix dans les cimetières. L'article 6 du projet de loi précise en effet que

Aucun bien meuble ou immeuble affecté à un service public ne peut contenir ou être orné de signes ou d'objets quelconques caractéristiques d'une conception religieuse ou philosophique.
Cette disposition ne concerne pas les signes ou objets exposés dans les musées ou expositions ou intégrés à des monuments et sites classés.
Disparition de tout signe distinctif pouvant faire penser à une rupture de la neutralité de l'Etat en matière religieuse ou philosophique, telle est l'essence de cet article  L'intention du législateur est présentée dans les commentaires motivant le projet :
Cette disposition traduit, dans la matérialité des faits, le principe de la neutralité du service public, qui ne peut, ni par son comportement, ni par quelque manifestation extérieure que ce soit, s'identifier à un culte ou à une conception philosophique.
[...]
En ce qui concerne les cimetières, l'article 4 ne porte pas préjudice au droit des titulaires de concessions (privatives) de les orner de tout signe ou objet philosophique ou religieux. Le propriétaire ou le gestionnaire public reste tenu par le prescrit de l'article 4, c'est-à-dire d'observer une parfaite neutralité. Il lui est dès lors interdit d'orner les parties communes du cimetière de signes ou objets quelconques caractéristiques d'une conception religieuse ou philosophique.
Pour le sénateur belge à l'origine de l'initiative, la neutralité passe donc par l'absence de signe : pour que l'Etat n'affiche pas de préférence, il ne doit rien laisser voir. En ce qui concerne les cimetières, puisque c'est l'exemple qui a soulevé la polémique, les institutions se devraient de ne pas afficher de signes distinctifs dans les parties communes comme cela peut-être le cas de croix au milieu des allées. Rappelons qu'on distingue habituellement dans les cimetières les parties communes et les parties privées que sont les tombes allouées à la famille des défunts pour le temps de la concession. Il ne s'agit donc pas ici d'interdire toute croix des cimetières - comme l'ont laissé sous-entendre la presse et certains hommes politiques - mais d'interdire tout signe distinctif dans les parties relevant de la collectivité et ce au nom d'un équilibre à respecter entre les tendances religieuses ou philosophiques.
Alors qu'en France, dans le cadre du débat sur l'identité nationale, Nicolas Sarkozy demande aux croyants de "se garder de toute pratique ostentatoire", et particulièrement aux musulmans de s'abstenir de faire "tout ce qui pourrait apparaître comme un défi" à l'héritage de la civilisation chrétienne, en Belgique le sénateur Philippe Mahoux réfléchit au renforcement de la neutralité étatique en supprimant tout signe religieux dans le cadre des services publics. Pour lui, l'intégration passe par une non-différenciation de l'espace public au nom du respect de l'opinion de l'autre. L'interculturalité se ferait donc à l'endroit même où les différences s'estompent pour disparaître de l'espace public et se confiner au privé. Pour lui, point d'héritage chrétien, mais seulement une société en transformation (voire déjà transformée) basée non sur un passé mais sur un présent à construire.
La polémique suscitée par le texte est sans doute révélatrice d'une angoisse : celle de voir disparaître justement cet héritage chrétien que met en avant le président français. C'est aussi cette angoisse qui a poussé les Suisses à voter pour l'interdiction des minarets : ils craignaient que le signe visible du lieu de culte musulman envahisse leur paysage fait de clochers, symbole de chrétienté. Crainte aussi de bouleversement sonore : et si on faisait du haut du minaret l'appel à la prière, ne couvrirait-il pas le son des cloches ? L'héritage religieux n'est pas la seule question : il y a bien également la volonté de conserver intact un paysage visuel et sonore qui serait le propre des sociétés européennes.
Trois positions sont alors envisageables : le refus du changement, rééquilibrer le paysage en supprimant les signes ou la recherche d'un compromis entre Etats, anciennes religions, nouvelles religions et incroyances.
Tout serait ici affaire d'identité, pour reprendre un mot qui n'est pas sans poser de problèmes aux chercheurs en sciences sociales. Car l'identité est par définition mouvante : individuelle ou collective, elle évolue en permanence, au gré des "programmes de vérité" chers à Paul Veyne. Je peux être chrétien aujourd'hui, athée tout à l'heure et me convertir au bouddhisme demain, changer de pays dans une semaine, m'y intégrer totalement, défendre des idées politiques différentes de celles héritées de mes parents. Tout cela dépend de ce que je pense être vrai à un moment "t", de mon parcours, de l'évolution de mes connaissances (intellectuelles et personnelles), de mon environnement social ou national. Définir la France par son héritage chrétien a-t-il un sens après la déchristianisation, l'affirmation d'une république laïque dans laquelle la liberté de conscience permet le changement de religion, l'avènement de nouvelles religions (comme le mouvement New Age) ou de religions jusqu'alors dites exotiques (bouddhisme, islam) ? Etre français ou belge a-t-il le même sens pour nous aujourd'hui, dans une société ouverte sur le monde et largement globalisée, que pour nos grands-parents témoins du déchirement que fut la seconde guerre mondiale ? On voit par ces interrogations les difficultés que posent la question même de l'identité.
Mais celle-ci n'est sans doute pas l'explication pertinente des polémiques et tensions autour des signes religieux. Il me semble que la notion d'habitus telle que l'a développée Pierre Bourdieu pourrait permettre de comprendre leurs ressorts sans entrer dans le débat de l'identité dans lequel le chercheur ne peut que se perdre sauf à dire justement qu'il n'y a pas d'identité. L'expérience sociale de l'individu produit ainsi un ensemble de dispositions influent à la fois sur ses actions et ses perceptions. Les perceptions du paysage entrent bien évidemment dans ce schéma. L'argument d'une culture chrétienne commune à l'Europe est bel et bien le fruit d'une expérience sociale où se mêlent la vision permanente des clochers, les fêtes de Noël, les prénoms du calendrier, etc., le tout vécu comme un héritage historique. La construction de cet habitus est d'autant plus complexe quand on y ajoute la question spirituelle. On peut aujourd'hui se dire chrétien mais ne pas aller à l'église et s'ouvrir au bouddhisme à la fois selon son expérience, ses affinités ou les influences extérieures (éducation, médias). Cependant, l'arrivée de nouveaux éléments dans le paysage peut troubler l'habitus et provoquer le rejet. C'est clairement le cas dans l'affaire de la votation pour l'interdiction des minarets pendant laquelle le parti populiste à l'origine de l'initiative dressait le portrait d'une Suisse au paysage transformé soudainement par l'explosion supposée de la construction de mosquées. De même en Belgique, c'est l'article portant sur la suppression des signes, et essentiellement en fait l'explication de cet article avec pour exemple les croix des cimetières, qui a provoqué la polémique : à quoi allait donc ressembler les cimetières sans croix ? Alors même qu'il n'a jamais été question de toucher aux croix des tombes... Là encore, rupture possible d'un habitus dans lequel le cimetière est identifiable par ses croix.
Toutefois, l'habitus n'est par définition pas quelque chose de figé. Fruit de l'expérience sociale, il évolue tout au long de la vie, des rencontres ou du travail fait par l'individu sur lui-même. Il est quelque part le compromis entre un héritage (de classe, culturel, familial...) et une évolution (personnelle, sociale). C'est ce qui permet par exemple l'intégration à un nouvel environnement ou l'acceptation de la différence et des nouveautés. C'est certainement la notion qui permet de prendre le plus de recul face aux débats actuels...

1 commentaire:

  1. quel signe artistique,graphique peut représenter l'athéisme sans renier ses racines

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