lundi 25 janvier 2010

Photos d'intérieur d'une américaine en Seine-et-Marne (1914-1917)

Pourquoi illustrer un livre de chroniques, souvenirs ou correspondances avec des photos de son intérieur, de son chez soi ? Un auteur qui photographie les pièces principales de sa maison fait-il passer un message en les diffusant ou offre-t-il uniquement de quoi assouvir la curiosité de ses lecteurs ? Comment sélectionne-t-il ou met-il en scène son intimité (ou ce qu'il veut faire passer pour son intimité, ou mieux ce qu'il considère ne pas être son intimité mais seulement un théâtre de la représentation de soi) ? Ces questions auraient pu me venir à l'esprit plusieurs fois, en consultant par exemple les images partagés sur Facebook, mais finalement je me les suis posé en parcourant les livres de Mildred Aldrich (1853-1928), cette américaine que j'ai déjà mentionné dans un post précédent et qui s'était installée en 1914 à Quincy-Voisins, un village à huit kilomètres au sud de Meaux (Seine-et-Marne). Elle publie pendant la Première Guerre Mondiale plusieurs livres formant, à partir de sa correspondance, une chronique de la vie dans la zone de guerre que constitue alors les environs de Meaux. Elle illustre ses livres de plusieurs photographies mettant en scène son quotidien et celui du village. Et elle propose par la même occasion au lecteur deux images de l'intérieur de sa maison, l'une publiée dans son premier livre (A hilltop of the Marne, 1915), couvrant la période entre juin et septembre 1914, et l'autre dans le second volume (On the edge of the War Zone, 1917) portant sur la période entre septembre 1914 et avril 1917.
Si l'on met en corrélation le contenu des textes et les photos présentées, on comprend vite que c'est bien elle qui se met en scène à travers ces photos vides de personnages.



La première photo (ci-dessus) nous présente l'intérieur d'une maison de campagne aménagée de façon bourgeoise. On peut y distinguer des caractères à la fois "rustiques" (poutres apparentes, tomettes au sol, escalier en bois, murs...) et plus "citadins" (nombreux cadres, fauteuils tapissés, mobilier...). Globalement, l'aspect "maison de campagne" colle assez bien avec la vue extérieure proposée par l'auteur :




Cela correspond aussi parfaitement avec son récit qui porte assez peu sur la guerre mais qui laisse une large place à son installation à la campagne, loin de Paris et de la ville. Elle s'y présente comme désireuse d'un retour à la terre (elle est d'origine paysanne) et déclare ne plus vouloir entendre parler de la vie citadine. Aussi la photo d'intérieur publiée dans le premier livre donne d'elle l'image d'une femme d'un certain confort retournant à une vie de village (avec toutefois des moyens bien au-dessus des paysans qui l'entourent).


La photographie d'intérieur publiée dans le second livre présente un tout autre visage de la petite maison de campagne de Mildred Aldrich. Il s'agit de sa bibliothèque avec, au centre, sa table de travail. C'est d'ailleurs certainement la seule bibliothèque du hameau où elle se trouve mais sans doute pas de la commune (on pense au presbytère ou au château mais aussi au notaire ou d'autres petits notables). La vie à la campagne idéalisée dans le premier volume ne se retrouve pas dans cette photo. La raison en est bien simple : son premier livre, A Hilltop of the Marne, est un vrai succès de librairie aux Etats-Unis. En 1916, il en est déjà à la dixième édition. Jusque là correspondante pour des journaux américains ou critique de théâtre, elle est désormais une femme de lettres. Et cette bibliothèque est là pour en témoigner. Elle est également une personnalité dans le village, recevant pour le thé les officiers des régiments en repos dans la commune, invitée par ces derniers aux représentations théâtrales données par des acteurs-soldats, ouvrant sa bibliothèque aux militaires heureux de pouvoir lire un peu en attendant leur départ pour le front.
Entre deux photos d'intérieur (où elle n'apparait pas), elle change donc sa propre représentation : d'abord bourgeoise retirée à la campagne, elle devient femme de lettres dont le rang est symbolisée par sa bibliothèque installée dans une pièce de sa petite maison briarde. Le choix des images d'intérieur publiées est donc loin d'être innocent et il correspond bien à l'idée que l'on veut donner de soi.

2 commentaires:

  1. Mike. Tu sais bien sûr qu'il subsiste des archives de la dame. Pour ce qui est des photographies d'identité demandées par la police et les soldats allemands (post précédent), il existe une collection complète pour l'ile de Jersey.

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  2. Oui, je suis au courant. Mais elles sont un peu loin pour une consultation...

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