vendredi 9 avril 2010

Migjeni au sud de l'Est

Le numéro 6 de la revue Au Sud de l'Est, publiée par les éditions Non Lieu, vient de paraître.
Revue mettant en avant les cultures des Balkans dans leur pluralité, elle se compose d'articles, de traductions de textes littéraires et de photographies.

Ce numéro comporte notamment une traduction de huit textes de Migjeni (1911-1938), auteur dont le style et la thématique résolument réaliste ont marqué l'histoire de la littérature albanaise. Ces textes n'avaient jamais été publiés en français, écartés à l'époque de la publication chez Fayard d'un recueil de nouvelles traduites par Jusuf Vrioni (Migjeni, Chroniques d'une ville du Nord, Paris, Fayard, 1990). Les huit nouvelles que nous avons choisies de proposer au lecteur français pour la première fois sont les suivantes :

  • Une lettre du village (1934)
  • Un refrain de ma ville (1934)
  • Le fruit défendu (1935)
  • Dans l'église (1935)
  • Le petit Luli (1936)
  • Que Dieu te le donne (1936)
  • Le programme d'une revue (1936)
  • Les cerises (1936)

Je vous donne ici un extrait du premier texte, Une lettre du village, dans lequel, sous une forme épistolaire, Migjeni se positionne intellectuellement et donne une ouverture universelle à sa propre sensibilité et à sa propre souffrance (il est de santé fragile), tout en déclarant son amour pour sa ville natale (dans la suite de l'extrait).


Autrefois, les religieux chrétiens dans le désert et dans les grottes isolées, pénétraient profondément dans leur ego pour voir Dieu et ses merveilles et pour faire des miracles. Moi aussi, dans ce village, je plonge en moi-même, coulant dans un subjectivisme des plus extrêmes, mais pas pour voir Dieu et ses merveilles ni pour faire des miracles. Je me perds en moi-même pour une autre raison, plus plaisante à mes yeux. Je n’ai rien d’autre à faire lors de mes promenades du soir, dans ces champs déserts (peut-être pas si déserts mais remplis d’un monde incompréhensible pour moi). Je me promène, me promène enfermé sur moi-même sans prendre garde aux pas que je fais, lents dans un premier temps puis rapides et encore plus rapides jusqu’à ce que mes pieds se prennent dans les ronces et me ramènent à moi : «eh ! moins vite… où es-tu parti ? » Je conduis ma promenade vers une autre direction et mes pensées également, spontanément, sans transition. Mes pensées ne sont alors pas celles d’un homme heureux dans la vie mais celles de quelqu’un qui souffre. Je souffre avec l’enfant à qui les parents n’ont pas acheté de jouet, je souffre avec le jeune qui se consume dans l’érotisme, je souffre avec le cinquantenaire qui se noie dans l’apathie de la vie, je souffre avec le vieux qui tremble de la peur de mourir, je souffre avec l’agriculteur qui lutte contre la terre, je souffre avec l’ouvrier meurtri par le fer, je souffre avec les malades de toutes les maladies du monde, mais je ne souffre pas avec cette mouche poursuivie par l’hirondelle et dont la sœur est plainte par une vieille : « La pauvre, c’est une créature de Dieu ». Je souffre avec l’homme ! Et je crois, cher T., que ce n’est pas une métamorphose égoïste, comme le prétendent certains, mais quelque chose qui s’affirme chez les personnes qui, par hasard, pour un temps, se trouvent en dehors d’un matérialisme brutal. Ces tristes pensées blessent mes sentiments et m’irritent. Tu diras, T., que je suis un pessimiste incurable attiré par le style élégant de Schopenhauer. Mais non, j’admire le style de Schopenhauer mais ses sentiments et ses pensées sont pour moi seulement des domaines où les lecteurs peuvent goûter toute la beauté du style, donc je ne suis pas schopenhaueriste, je ne suis pas pessimiste, car je crois en une force de l’homme, je crois au surhomme. (En pensant ainsi, me viennent dans l’oreille les mots de quelqu’un : « Ta croyance t’a sauvé ! ») Si tu partages ces pensées, je te recommande cette croyance, plus moderne et plus adaptée au monde d’aujourd’hui : la croyance au surhomme !

Extrait de "Migjeni et les refrains de sa ville", textes traduits et présentés par Ermona Wilmart et Mickaël Wilmart, Au Sud de l'Est (Editions Non Lieu), numéro 6, avril 2010, p. 63-78.

lundi 22 mars 2010

Abstention des électeurs et abstinence des journalistes

Les élections régionales se sont donc terminées par un record d'abstention électorale. Depuis la fin du premier tour, les analyses vont toutes dans la même direction. Les partisans de gauche y voit un désaveu de la politique sarkozyste, une abstention sanction et un inquiétant désintérêt de la chose politique. La droite par contre n'y voit qu'un rejet de la politique (de gauche et de droite) et la preuve que la région en tant qu'institution n'est pas comprise par les Français et qu'il est donc nécessaire de la réformer au plus vite. 
Objectivement, les arguments de l'abstention-sanction ou du désintérêt de la politique sont sans aucun doute valables et expliquent partiellement la gigantesque partie de pêche à laquelle les électeurs se sont livrés ces deux derniers dimanches. Un autre argument existe cependant qui n'a, à ma connaissance, été avancé par personne : celui de la faible couverture médiatique du scrutin. L'élection présidentielle avait pourtant provoqué une énorme mobilisation de moyens pour couvrir au mieux la campagne. Chaque grande chaîne de télévision y allait de son émission-débat, de ses reportages, de ses interviews, faisant vivre la campagne au jour le jour au téléspectateur forcément concerné. Le record de participation était alors à la hauteur de la couverture médiatique et de son développement sur le web. Pour les élections régionales, on est obligé de constater que les journalistes se sont abstenus, ou ont fait au mieux le service minimum : quelques débats tard le soir sur France 3 en région, quelques interviews de leaders politiques, quelques polémiques (Soumaré, Frêche) et puis... rien. On me répondra que si les grands médias n'ont pas couvert l'évènement avec un maximum de moyens, c'est parce que cela n'intéresse pas les Français. On peut pourtant retourner l'argument : et si l'élection n'avait pas intéressé les Français parce qu'ils ne pouvaient pas la suivre médiatiquement ? Et si les médias avaient un devoir d'information et de pédagogie ?
Il suffisait de suivre la soirée électorale à la télévision pour comprendre que les journalistes n'avaient pas l'intention d'en faire l'évènement de l'année. TF1 avait prévu de rendre l'antenne à 21h15, France 2 à 21h30. Quant à France 3, le décrochement régional n'a pas toujours eu lieu faute de salariés non grévistes. Les grandes chaînes invitant les mêmes personnalités (au discours calibré), on ne pouvait circuler entre elles que pour voir les différences entre les estimations et non pour rechercher des analyses diférentes. Il ne fallait évidemment pas s'attendre à voir apparaître sur l'écran une tête de liste provinciale, la parole était le monopole des responsables de partis, l'esprit déjà en 2012 tout comme les journalistes. Sauf, évidemment si on s'appelait Georges Frêche - dont l'élection haut la main est bien la preuve d'un fossé entre Paris et la province - ou si on se présentait en Alsace décrétée zone à suspense pour la soirée du 21 mars. Les rédactions avaient choisi six régions-test où il y avait à leurs yeux un intérêt, les résultats étaient donnés à la louche pour le reste et le débat national pouvait commencer. Pour les électeurs de Franche-Comté ou d'Aquitaine, il fallait prendre sa télécommande et aller voir ailleurs. Heureusement, les chaînes d'infos comme BFM-TV et I-Télé proposaient une vraie soirée électorale avec des résultats diffusés en continu en bas de l'écran. En qualité, les chaînes de la TNT ont fait hier de l'ombre aux grandes chaînes, personne ne peut le nier.
Mais les mêmes reproches peuvent leur être adressés : interviews de personnalités nationales, résultats de régions globaux et peu détaillés. On attendait désespérément une analyse plus fine de la situation ou poindre une inquiétude face à la montée des régionalistes en Corse. Rien. Il fallait, pour en savoir plus, aller sur le Net ou reprendre en main sa télécommande et poursuivre le zapping en allant plus loin, vers les chaînes qui, sur ma Freebox (désolé par la pub), se trouvent au delà du numéro 200, celles qui portent des noms aussi exotiques (aux yeux du parisien) que TV8-Mont-Blanc, TV7 Bordeaux ou Clermont-Première. Là on trouvait un peu de fraicheur (TV7 qui invite les étudiants de Science-Po Bordeaux à participer à la soirée électorale) et des têtes qu'on ne voit jamais mais qui sont présidents ou vice-présidents de région. Des discours aussi qu'on n'entend jamais, des arguments politiques régionaux (oui oui, ça existe) qui sont pourtant essentiels à la compréhension d'un scrutin local. Sur TV8-Mont-Blanc, on apprenait ainsi qu'écologistes et socialistes de la région Rhône-Alpes n'étaient pas forcément sur la même longueur d'ondes sur le dossier de candidature d'Annecy pour les JO d'hiver. Une élue écologiste nous expliquait la position de son mouvement sur le CIO, sa volonté d'une éthique des sponsors olympiques et des rapports entre jeux olympiques et paralympiques. Sur TV7-Bordeaux, le présentateur du débat n'hésitait pas à se faire expliquer la répartition des vices-présidences entre les partis, demandait des précisions sur les débats dans la majorité régionale sur le projet de LGV tandis que ses collègues, aidés par les étudiants de Science-Po, proposaient une analyse plus fine des résultats permettant de comprendre que le score honorable du Modem en Aquitaine (15.65 %) était aussi le fruit d'une implantation locale de Jean Lassalle qui recueillait près de 25 % des voix dans son département des Pyrénées-Atlantique.
Avec de petits moyens, on avait là une information de qualité aidant le téléspectateur-électeur à envisager plus clairement les enjeux de l'élection régionale. Pendant ce temps, les Experts tentaient sur TF1 d'élucider un nouveau crime. Quant au problème de l'abstention ou de l'information politique, les rédactions des grandes chaînes n'ont pas encore trouvé d'experts en la matière et attendent 2012 pour le grand spectacle.

vendredi 19 février 2010

Campus Condorcet : premières images d'architectes

Alors que Valérie Pécresse, ministre de l'enseignement supérieur et candidate aux élections régionales en Ile-de-France, a procédé hier à l'installation de l'Atelier des campus universitaires, des "visions propectives" de plusieurs campus, dont le Campus Condorcet, future Cité des Humanités et des Sciences Sociales qui accueillera entre autres l'EHESS, ont été dévoilées. Ces images, proposées par le cabinet Lipsky + Rollet Architectes, nous montrent la façon dont les architectes et urbanistes imaginent le futur site. Je les livre ici à titre de témoignage pour ceux qui verront un jour le Campus sortir de terre. L'ensemble du dossier de présentation de l'Opération Campus est disponible en ligne sur le site du ministère.

Cette image montre une vue d'ensemble du site Condorcet. En arrière-plan le site universitaire de la Chapelle qui devrait accueillir Paris I.

L'entrée du Campus ? On ne comprend pas immédiatement l'image. Qu'est-ce que le parvis de l'université ? De quelle université s'agit-il ? Paris I devant être sur le site de la Chapelle... En tout cas, nous sommes rassurés, nous aurons le métro (à gauche sur l'image) et une station vélib'... Autre enseignement, il fait gris, il y a des nuages mais bon, on y va pour étudier et travailler...

La rue universitaire. On reconnait immédiatement le Campus grâce à de belles;-) banderoles jaunes. De l'autre côté de la rue, un hôtel est prévu (The Faculty Club) sans doute pour loger des professeurs invités si l'administration accepte de payer une chambre dans un hôtel trois étoiles ou des étudiants s'ils en ont les moyens...

mercredi 27 janvier 2010

De l'interprétation des notes marginales


L'étude des marques manuscrites ou des notes marginales sur les livres imprimés a surtout été utilisée dans le cadre de l'histoire littéraire ou de l'histoire du livre pour l'époque moderne (XVIe-XVIIIe s.). Je donne quelques références à la fin de ce post pour ceux que cela intéresse.
Lors de mes différentes séjours en Albanie, j'ai rassemblé une petite collection d'ouvrages de propagande antireligieuse datant de l'époque communiste afin d'étudier la politique d'athéisation du pays par le régime d'Enver Hoxha. Certains semblent avoir plus vécu que d'autres : reliure usée, couverture ou pages abîmés et parfois notes manuscrites des lecteurs précédents. A l'instar des historiens du livre, je me suis alors demandé si ces marques laissées par les lecteurs pouvaient refléter une attitude face à la propagande du Parti, qu'elle soit d'intérêt, d'adhésion ou de rejet. La grande majorité n'apporte en fait pas grand chose au chercheur.
Un livre en particulier a attiré mon attention. Rédigé par Hulusi Hako, un des principaux partisans de l'athéisme en Albanie (à l'époque d'Enver Hoxha et encore maintenant), il s'intitule "Akuzojmë Fenë" (Nous accusons la religion"). Mon exemplaire a été imprimé en 1968. Maintes fois réédités, il s'agit d'un des ouvrages de base de la propagande antireligieuse albanaise. La couverture en est assez abîmée. Sur le dos du livre, en partie déchiré, on a réécrit le titre et le nom de l'auteur au feutre. A la lecture des marques manuscrites, on peut identifier trois détenteurs/lecteurs : "M. B." (je ne donne ici que les initiales), "M. L." et un troisième anonyme. Les deux premiers sont des femmes albanaises. Le dernier est anglophone et a traduit en marge certains passages en anglais. M. L. n'a laissé que son nom et quelques griffonnages représentant vaguement des fleurs (mais cela pourrait n'être que des dessins faits mécaniquement). M. B. a par contre fait quelques brefs commentaires qui peuvent intéresser l'historien.
Vous pouvez voir ici la page en question : elle présente deux photos du pape Paul VI, l'une avec le président américain Johnson (symbole du capitalisme aux yeux des pays communistes) et l'autre avec un ambassadeur soviétique (l'Albanie a rompu avec l'URSS en 1961). En haut de la page, M. B. a écrit "Turpi më i madh" ("La plus grande honte"). Face à cette phrase, l'historien a le choix entre deux interprétations : la lectrice acquiesce la propagande visant à montrer la complicité du pape avec les ennemis de l'Albanie communiste ou, au contraire, elle réfute ces accusations en les qualifiant de honteuses. Les deux interprétations sont intéressantes mais terriblement contradictoires et il est bien difficile de trancher. Une autre marque manuscrite en marge de la même page pourrait faire penser à la première solution : le mot "Papa" y est barré par une croix. Mais nous sommes ici à la limite de la surinterprétation. On ne peut que conclure que la lectrice M. B. a réagi devant cette page au cours de sa lecture, que le message diffusé ne l'a pas laissé insensible. Mais pour savoir de quel côté penchait sa sensibilité, il faudrait d'autres éléments qui ne sont plus à la disposition du chercheur qui doit donc se résigner devant l'ambiguité de cette source.


Quelques références sur l'étude des marques manuscrites et notes marginales :
- "Le livre annoté", dossier publié dans la Revue de la Bibliothèque Nationale de France, n°2, juin 1999.
- "Le corpus des notes marginales", numéro thématique de la Revue Voltaire, n° 3, 2003.
- Damien Blanchard, "Une archéologie du livre. Les marques manuscrites comme source de l'histoire des bibliothèques bénédictines sous l'Ancien Régime", in Les religieux et leurs livres à l'époque moderne, dir. B.Dompnier et M.-H. Froeschlé-Chopard, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, p. 195-211.

lundi 25 janvier 2010

Photos d'intérieur d'une américaine en Seine-et-Marne (1914-1917)

Pourquoi illustrer un livre de chroniques, souvenirs ou correspondances avec des photos de son intérieur, de son chez soi ? Un auteur qui photographie les pièces principales de sa maison fait-il passer un message en les diffusant ou offre-t-il uniquement de quoi assouvir la curiosité de ses lecteurs ? Comment sélectionne-t-il ou met-il en scène son intimité (ou ce qu'il veut faire passer pour son intimité, ou mieux ce qu'il considère ne pas être son intimité mais seulement un théâtre de la représentation de soi) ? Ces questions auraient pu me venir à l'esprit plusieurs fois, en consultant par exemple les images partagés sur Facebook, mais finalement je me les suis posé en parcourant les livres de Mildred Aldrich (1853-1928), cette américaine que j'ai déjà mentionné dans un post précédent et qui s'était installée en 1914 à Quincy-Voisins, un village à huit kilomètres au sud de Meaux (Seine-et-Marne). Elle publie pendant la Première Guerre Mondiale plusieurs livres formant, à partir de sa correspondance, une chronique de la vie dans la zone de guerre que constitue alors les environs de Meaux. Elle illustre ses livres de plusieurs photographies mettant en scène son quotidien et celui du village. Et elle propose par la même occasion au lecteur deux images de l'intérieur de sa maison, l'une publiée dans son premier livre (A hilltop of the Marne, 1915), couvrant la période entre juin et septembre 1914, et l'autre dans le second volume (On the edge of the War Zone, 1917) portant sur la période entre septembre 1914 et avril 1917.
Si l'on met en corrélation le contenu des textes et les photos présentées, on comprend vite que c'est bien elle qui se met en scène à travers ces photos vides de personnages.



La première photo (ci-dessus) nous présente l'intérieur d'une maison de campagne aménagée de façon bourgeoise. On peut y distinguer des caractères à la fois "rustiques" (poutres apparentes, tomettes au sol, escalier en bois, murs...) et plus "citadins" (nombreux cadres, fauteuils tapissés, mobilier...). Globalement, l'aspect "maison de campagne" colle assez bien avec la vue extérieure proposée par l'auteur :




Cela correspond aussi parfaitement avec son récit qui porte assez peu sur la guerre mais qui laisse une large place à son installation à la campagne, loin de Paris et de la ville. Elle s'y présente comme désireuse d'un retour à la terre (elle est d'origine paysanne) et déclare ne plus vouloir entendre parler de la vie citadine. Aussi la photo d'intérieur publiée dans le premier livre donne d'elle l'image d'une femme d'un certain confort retournant à une vie de village (avec toutefois des moyens bien au-dessus des paysans qui l'entourent).


La photographie d'intérieur publiée dans le second livre présente un tout autre visage de la petite maison de campagne de Mildred Aldrich. Il s'agit de sa bibliothèque avec, au centre, sa table de travail. C'est d'ailleurs certainement la seule bibliothèque du hameau où elle se trouve mais sans doute pas de la commune (on pense au presbytère ou au château mais aussi au notaire ou d'autres petits notables). La vie à la campagne idéalisée dans le premier volume ne se retrouve pas dans cette photo. La raison en est bien simple : son premier livre, A Hilltop of the Marne, est un vrai succès de librairie aux Etats-Unis. En 1916, il en est déjà à la dixième édition. Jusque là correspondante pour des journaux américains ou critique de théâtre, elle est désormais une femme de lettres. Et cette bibliothèque est là pour en témoigner. Elle est également une personnalité dans le village, recevant pour le thé les officiers des régiments en repos dans la commune, invitée par ces derniers aux représentations théâtrales données par des acteurs-soldats, ouvrant sa bibliothèque aux militaires heureux de pouvoir lire un peu en attendant leur départ pour le front.
Entre deux photos d'intérieur (où elle n'apparait pas), elle change donc sa propre représentation : d'abord bourgeoise retirée à la campagne, elle devient femme de lettres dont le rang est symbolisée par sa bibliothèque installée dans une pièce de sa petite maison briarde. Le choix des images d'intérieur publiées est donc loin d'être innocent et il correspond bien à l'idée que l'on veut donner de soi.

mardi 19 janvier 2010

1916 : un village devant le photographe


Comme on l'a vu avec le développement des passeports biométriques après le 11 septembre 2001, une crise permet souvent aux autorités de renforcer le contrôle de la population en utilisant les technologies à sa disposition. Ainsi, si la carte d'identité s'est particulièrement développée en France sous le régime de Vichy, on doit se souvenir que des tentatives ont existé précédemment pour des populations particulières : les nomades en 1912, les étrangers en 1917.
En 1916, la carte d'identité est rendue obligatoire dans la zone de guerre contrôlée par l'armée. Ainsi, la région de Meaux (Seine-et-Marne) est directement concernée par la nouvelle règlementation. Nul ne peut entrer dans la ville sans montrer ses papiers. Or, cela pose un véritable problème d'adaptation aux paysans des villages voisins habitués à s'y rendre au moins le samedi, jour de marché, pour vendre leur production ou acheter ce dont ils ont besoin. Une américaine, Mildred Aldrich (1853-1928), a laissé des lettres témoignant de la vie d'un village pendant la Grande Guerre. Elle habite alors à Quincy-Voisins, à huit kilomètres au sud de Meaux. Dans une lettre datée du 30 septembre 1916, elle décrit en quelques lignes la nouveauté introduite par les circonstances dans le village :

Cela fait plusieurs mois maintenant que le pont sur la Marne* à Meaux est gardé et même ceux qui vont au marché ne peuvent le traverser sans montrer leurs papiers. Cette formalité est très compliquée pour eux parce que la mairie ouvre à neuf heures, ferme à midi pour rouvrir à trois heures et fermer à six. Comme tu peux le voir, ces horaires correspondent au moment où tous sont le plus occupés dans les champs. L’homme ou la femme qui doit se rendre au marché le samedi doit quitter son travail et faire un long voyage dans Quincy – souvent plusieurs kilomètres à pied – à un moment où il est le moins facile de perdre son temps.
 Pour compliquer la situation, un nouvel ordre est arrivé il y a quelques semaines. Tous les hommes, femmes et enfants (de plus quinze ans) dans la zone de guerre doivent avoir, à partir du 1er octobre, une carte d’identité sur laquelle doit être apposée une photographie.
 Ce règlement a abouti à un embarras des plus étranges. Un grand nombre de ces vieux paysans – et des jeunes également – n’avait jamais été photographiés. Il n’y a pas de photographe ici. Le photographe d’Esbly** et les deux de Meaux ne pouvaient sans doute pas photographier tout le monde et, avec cette météo incertaine, faire les tirages dans les délais accordés par les autorités militaires. Un immense cri de protestation s’est fait entendre. Toute sorte de photographes ont été envoyés dans la commune. Le crieur du village bat son tambour comme un fou pour annoncer les endroits où les photographes seront, ainsi que leurs dates et leurs horaires, et ordonne aux gens de se rassembler et de se faire photographier.
 La cour d’Amélie*** faisait partie de ces endroits choisis et tu aurais aimé voir ces vieux paysans bronzés faire face pour la première fois à un appareil photo. Certains des résultats obtenus étaient drôles, particulièrement lorsque l’opérateur pressé et surmené faisait deux visages sur le même négatif, ce qui est arrivé plusieurs fois.
(extrait de Mildred Aldrich, On the edge on the War Zone, Boston, 1917, p. 207-208, trad. Mickaël Wilmart)
* Le pont sur la Marne : confusion de l'auteur qui doit parler du pont Cornillon, sur le canal du même nom, qui permet d'entrer dans Meaux en venant du sud.
** Esbly : commune à 5 km au nord-ouest de Quincy-Voisins et 6 km au sud-ouest de Meaux.
*** Amélie : voisine et domestique de l'auteur.


Je n'ai malheureusement pas retrouvé de photographie d'identité obtenue lors de ces séances. La photo illustrant ce post est prise à la même époque par Mildred Aldrich. Il s'agit d'un portrait de sa domestique, Amélie.

vendredi 15 janvier 2010

Deux supports de transmission de la religion (Albi, XVe et XXIe s.)

Les programmes iconographiques des églises ont pour principal objectif la transmission d'un savoir : celui des composantes de la religion (dogmes tels purgatoire ou enfers ; vie du Christ ; vie des saints) et de la bonne croyance. Dans les derniers siècles du Moyen Age, la religion passe des clercs aux fidèles par l'intermédiaire de la parole et de l'image. Quant le croyant entre dans le sanctuaire, il peut y voir les exemples choisis par le clergé et mis à sa disposition pour éclairer sa foi et ses choix de vie. Plus tard, l'écrit s'ajoutera à ces moyens de diffusion de la religion. Mais l'image reste un moyen privilégié de transmission. La cathédrale Sainte-Cécile d'Albi en offre un excellent exemple.


La cathédrale d'Albi est célèbre pour ses peintures murales de qualité et de taille exceptionnelles. La fresque du Jugement dernier (dont les photos ci-dessus montrent un détail), datant de la fin du XVe siècle, reflète à la fois les angoisses de l'époque et leurs remèdes. Elle s'inscrit dans le cadre de la floraison du macabre dans l'art graphique qui témoigne de la montée de la peur face à la mort. Exposant les châtiments endurés par les pêcheurs, elle donne en même temps la clé d'un salut (résister à la tentation du pêché). Elle constitue en elle-même une pédagogie de l'économie du salut, un sujet complexe rendu accessible à tous par l'image.

Si l'image avait toute sa place dans la diffusion de la religion dans le cadre d'une société en majorité illettrée, qu'en est-il aujourd'hui ? C'est à l'entrée de la même cathédrale que l'on peut trouver une première réponse.

Au dessus du bénitier, un petit panneau de bois indique comment se signer en entrant dans le sanctuaire. Les cinq gestes constitutifs font l'objet d'un dessin particulier, indiquant leur ordre, leur sens (de haut en bas puis de droite à gauche) et les mots à prononcer à chaque étape. L'image ne transmet pas un dogme mais un rituel. La question qui peut être posée est sans doute : à qui s'adresse-t-elle ? Le geste n'est-il pas familier aux catholiques pratiquants ? S'adresse-t-on aux enfants ? Aux non-pratiquants désireux de rentrer dans l'ecclesia ? Elle est sans aucun doute le résultat d'un constat : la déchristianisation de la société dans laquelle le geste chrétien le plus simple est à apprendre. Et dans laquelle les images du XVe siècle ne sont sans doute pas compris par la majorité des visiteurs.