Revue mettant en avant les cultures des Balkans dans leur pluralité, elle se compose d'articles, de traductions de textes littéraires et de photographies.
Ce numéro comporte notamment une traduction de huit textes de Migjeni (1911-1938), auteur dont le style et la thématique résolument réaliste ont marqué l'histoire de la littérature albanaise. Ces textes n'avaient jamais été publiés en français, écartés à l'époque de la publication chez Fayard d'un recueil de nouvelles traduites par Jusuf Vrioni (Migjeni, Chroniques d'une ville du Nord, Paris, Fayard, 1990). Les huit nouvelles que nous avons choisies de proposer au lecteur français pour la première fois sont les suivantes :
- Une lettre du village (1934)
- Un refrain de ma ville (1934)
- Le fruit défendu (1935)
- Dans l'église (1935)
- Le petit Luli (1936)
- Que Dieu te le donne (1936)
- Le programme d'une revue (1936)
- Les cerises (1936)
Je vous donne ici un extrait du premier texte, Une lettre du village, dans lequel, sous une forme épistolaire, Migjeni se positionne intellectuellement et donne une ouverture universelle à sa propre sensibilité et à sa propre souffrance (il est de santé fragile), tout en déclarant son amour pour sa ville natale (dans la suite de l'extrait).
Autrefois, les religieux chrétiens dans le désert et dans les grottes isolées, pénétraient profondément dans leur ego pour voir Dieu et ses merveilles et pour faire des miracles. Moi aussi, dans ce village, je plonge en moi-même, coulant dans un subjectivisme des plus extrêmes, mais pas pour voir Dieu et ses merveilles ni pour faire des miracles. Je me perds en moi-même pour une autre raison, plus plaisante à mes yeux. Je n’ai rien d’autre à faire lors de mes promenades du soir, dans ces champs déserts (peut-être pas si déserts mais remplis d’un monde incompréhensible pour moi). Je me promène, me promène enfermé sur moi-même sans prendre garde aux pas que je fais, lents dans un premier temps puis rapides et encore plus rapides jusqu’à ce que mes pieds se prennent dans les ronces et me ramènent à moi : «eh ! moins vite… où es-tu parti ? » Je conduis ma promenade vers une autre direction et mes pensées également, spontanément, sans transition. Mes pensées ne sont alors pas celles d’un homme heureux dans la vie mais celles de quelqu’un qui souffre. Je souffre avec l’enfant à qui les parents n’ont pas acheté de jouet, je souffre avec le jeune qui se consume dans l’érotisme, je souffre avec le cinquantenaire qui se noie dans l’apathie de la vie, je souffre avec le vieux qui tremble de la peur de mourir, je souffre avec l’agriculteur qui lutte contre la terre, je souffre avec l’ouvrier meurtri par le fer, je souffre avec les malades de toutes les maladies du monde, mais je ne souffre pas avec cette mouche poursuivie par l’hirondelle et dont la sœur est plainte par une vieille : « La pauvre, c’est une créature de Dieu ». Je souffre avec l’homme ! Et je crois, cher T., que ce n’est pas une métamorphose égoïste, comme le prétendent certains, mais quelque chose qui s’affirme chez les personnes qui, par hasard, pour un temps, se trouvent en dehors d’un matérialisme brutal. Ces tristes pensées blessent mes sentiments et m’irritent. Tu diras, T., que je suis un pessimiste incurable attiré par le style élégant de Schopenhauer. Mais non, j’admire le style de Schopenhauer mais ses sentiments et ses pensées sont pour moi seulement des domaines où les lecteurs peuvent goûter toute la beauté du style, donc je ne suis pas schopenhaueriste, je ne suis pas pessimiste, car je crois en une force de l’homme, je crois au surhomme. (En pensant ainsi, me viennent dans l’oreille les mots de quelqu’un : « Ta croyance t’a sauvé ! ») Si tu partages ces pensées, je te recommande cette croyance, plus moderne et plus adaptée au monde d’aujourd’hui : la croyance au surhomme !
Extrait de "Migjeni et les refrains de sa ville", textes traduits et présentés par Ermona Wilmart et Mickaël Wilmart, Au Sud de l'Est (Editions Non Lieu), numéro 6, avril 2010, p. 63-78.