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mercredi 27 janvier 2010

De l'interprétation des notes marginales


L'étude des marques manuscrites ou des notes marginales sur les livres imprimés a surtout été utilisée dans le cadre de l'histoire littéraire ou de l'histoire du livre pour l'époque moderne (XVIe-XVIIIe s.). Je donne quelques références à la fin de ce post pour ceux que cela intéresse.
Lors de mes différentes séjours en Albanie, j'ai rassemblé une petite collection d'ouvrages de propagande antireligieuse datant de l'époque communiste afin d'étudier la politique d'athéisation du pays par le régime d'Enver Hoxha. Certains semblent avoir plus vécu que d'autres : reliure usée, couverture ou pages abîmés et parfois notes manuscrites des lecteurs précédents. A l'instar des historiens du livre, je me suis alors demandé si ces marques laissées par les lecteurs pouvaient refléter une attitude face à la propagande du Parti, qu'elle soit d'intérêt, d'adhésion ou de rejet. La grande majorité n'apporte en fait pas grand chose au chercheur.
Un livre en particulier a attiré mon attention. Rédigé par Hulusi Hako, un des principaux partisans de l'athéisme en Albanie (à l'époque d'Enver Hoxha et encore maintenant), il s'intitule "Akuzojmë Fenë" (Nous accusons la religion"). Mon exemplaire a été imprimé en 1968. Maintes fois réédités, il s'agit d'un des ouvrages de base de la propagande antireligieuse albanaise. La couverture en est assez abîmée. Sur le dos du livre, en partie déchiré, on a réécrit le titre et le nom de l'auteur au feutre. A la lecture des marques manuscrites, on peut identifier trois détenteurs/lecteurs : "M. B." (je ne donne ici que les initiales), "M. L." et un troisième anonyme. Les deux premiers sont des femmes albanaises. Le dernier est anglophone et a traduit en marge certains passages en anglais. M. L. n'a laissé que son nom et quelques griffonnages représentant vaguement des fleurs (mais cela pourrait n'être que des dessins faits mécaniquement). M. B. a par contre fait quelques brefs commentaires qui peuvent intéresser l'historien.
Vous pouvez voir ici la page en question : elle présente deux photos du pape Paul VI, l'une avec le président américain Johnson (symbole du capitalisme aux yeux des pays communistes) et l'autre avec un ambassadeur soviétique (l'Albanie a rompu avec l'URSS en 1961). En haut de la page, M. B. a écrit "Turpi më i madh" ("La plus grande honte"). Face à cette phrase, l'historien a le choix entre deux interprétations : la lectrice acquiesce la propagande visant à montrer la complicité du pape avec les ennemis de l'Albanie communiste ou, au contraire, elle réfute ces accusations en les qualifiant de honteuses. Les deux interprétations sont intéressantes mais terriblement contradictoires et il est bien difficile de trancher. Une autre marque manuscrite en marge de la même page pourrait faire penser à la première solution : le mot "Papa" y est barré par une croix. Mais nous sommes ici à la limite de la surinterprétation. On ne peut que conclure que la lectrice M. B. a réagi devant cette page au cours de sa lecture, que le message diffusé ne l'a pas laissé insensible. Mais pour savoir de quel côté penchait sa sensibilité, il faudrait d'autres éléments qui ne sont plus à la disposition du chercheur qui doit donc se résigner devant l'ambiguité de cette source.


Quelques références sur l'étude des marques manuscrites et notes marginales :
- "Le livre annoté", dossier publié dans la Revue de la Bibliothèque Nationale de France, n°2, juin 1999.
- "Le corpus des notes marginales", numéro thématique de la Revue Voltaire, n° 3, 2003.
- Damien Blanchard, "Une archéologie du livre. Les marques manuscrites comme source de l'histoire des bibliothèques bénédictines sous l'Ancien Régime", in Les religieux et leurs livres à l'époque moderne, dir. B.Dompnier et M.-H. Froeschlé-Chopard, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, p. 195-211.

vendredi 15 janvier 2010

Deux supports de transmission de la religion (Albi, XVe et XXIe s.)

Les programmes iconographiques des églises ont pour principal objectif la transmission d'un savoir : celui des composantes de la religion (dogmes tels purgatoire ou enfers ; vie du Christ ; vie des saints) et de la bonne croyance. Dans les derniers siècles du Moyen Age, la religion passe des clercs aux fidèles par l'intermédiaire de la parole et de l'image. Quant le croyant entre dans le sanctuaire, il peut y voir les exemples choisis par le clergé et mis à sa disposition pour éclairer sa foi et ses choix de vie. Plus tard, l'écrit s'ajoutera à ces moyens de diffusion de la religion. Mais l'image reste un moyen privilégié de transmission. La cathédrale Sainte-Cécile d'Albi en offre un excellent exemple.


La cathédrale d'Albi est célèbre pour ses peintures murales de qualité et de taille exceptionnelles. La fresque du Jugement dernier (dont les photos ci-dessus montrent un détail), datant de la fin du XVe siècle, reflète à la fois les angoisses de l'époque et leurs remèdes. Elle s'inscrit dans le cadre de la floraison du macabre dans l'art graphique qui témoigne de la montée de la peur face à la mort. Exposant les châtiments endurés par les pêcheurs, elle donne en même temps la clé d'un salut (résister à la tentation du pêché). Elle constitue en elle-même une pédagogie de l'économie du salut, un sujet complexe rendu accessible à tous par l'image.

Si l'image avait toute sa place dans la diffusion de la religion dans le cadre d'une société en majorité illettrée, qu'en est-il aujourd'hui ? C'est à l'entrée de la même cathédrale que l'on peut trouver une première réponse.

Au dessus du bénitier, un petit panneau de bois indique comment se signer en entrant dans le sanctuaire. Les cinq gestes constitutifs font l'objet d'un dessin particulier, indiquant leur ordre, leur sens (de haut en bas puis de droite à gauche) et les mots à prononcer à chaque étape. L'image ne transmet pas un dogme mais un rituel. La question qui peut être posée est sans doute : à qui s'adresse-t-elle ? Le geste n'est-il pas familier aux catholiques pratiquants ? S'adresse-t-on aux enfants ? Aux non-pratiquants désireux de rentrer dans l'ecclesia ? Elle est sans aucun doute le résultat d'un constat : la déchristianisation de la société dans laquelle le geste chrétien le plus simple est à apprendre. Et dans laquelle les images du XVe siècle ne sont sans doute pas compris par la majorité des visiteurs.

mercredi 23 décembre 2009

Interdiction du voile et libération de la femme


Une femme catholique voilée à Shkodra (Albanie) photographiée par Kel Marubi au début du XXe siècle

La proposition de loi de Jean-François Copé visant à interdire le port de la burka dans l'espace public rappelle à l'historien d'autres expériences dont on n'a sans doute pas tiré toutes les leçons.
Ainsi, l'Albanie de l'entre-deux-guerres a elle aussi connu sa loi interdisant le voile intégral. En août 1929, le gouvernement d'Ahmet Zogu prend cette décision après une proposition du chef de la communauté musulmane qui juge alors la coutume contraire à l'éducation citoyenne.
Premier acte d'émancipation de la femme musulmane ? L'écrivain Migjeni, contemporain des faits, nous livre l'envers du décor dans une de ses nouvelles, intitulée "On rouvre les portillons..." (traduite en français et publiée dans Chroniques d'une ville du Nord, Paris, Fayard, 1990, p. 215-225). Il y décrit la réaction des habitants de sa ville, Shkodra, située dans le nord de l'Albanie :

La maison est plongée dans le silence. il y règne comme une atmosphère d'agonie. Oui, c'est bien d'une agonie qu'il s'agit, mais sans la détresse. Dans des centaines et des centaines d'autres demeures comme celle-ci, un passé séculaire, si profondément ressenti et vécu par tous, est en train de mourir. On ôte la pierre angulaire de la citadelle millénaire et bien des coeurs sont déchirés à la voir s'effondrer. D'autres, au contraire, se réjouissent comme si on venait d'abattre quelque bête monstrueuse qui empoisonnait l'existence de chacun. Le gros titre du journal, cette réforme, l'abolition du port du voile chez les femmes forment comme une sarabande d'esprits malins qui viennent tourmenter les cerveaux engourdis, inhabitués à concevoir de pareilles choses. Jusque là tracassées uniquement ou presque par les soucis familiaux les plus prosaïques, voici les têtes tout à coup hantées par une préoccupation qui touche tout un chacun, par un problème collectif, et les propriétaires de ces têtes se retrouvent comme des poissons sur la grève. Oter le voile aux femmes : jamais aucun n'avait songé voir cela de son vivant.
Le choc décrit est réel chez les hommes et chez les femmes. Chez les hommes surtout, effrayés de savoir leurs femmes exposées aux regards des autres hommes. Chez les femmes, Migjeni décrit des sentiments plus nuancés, certaines étaient ravies, d'autres plus mitigées voire opposées.
Deux jours avant la mise en application de l'interdiction, la famille suivie par le narrateur se réunit pour que les hommes puissent "voir une dernière fois leurs parentes, car Dieu sait quand il leur serait donné de les revoir !". Car les hommes n'ont pas l'intention de s'opposer à la loi. Mais ils n'ont pas non plus l'intention de laisser leurs épouses et leurs filles sortir sans voile dans la rue. Et c'est là que Migjeni fait mouche dans cette nouvelle : l'interdiction du voile certes, mais avec quelle conséquence pour les femmes ? Celle de ne plus pouvoir sortir de l'espace privé, retenues par des hommes considérant comme une offense le fait de laisser se promener dans les rues leurs femmes têtes nues. Et les hommes de s'en sortir dans le récit de Migjeni par une nouvelle astuce : rouvrir les portillons entre les arrières-cours des maisons (invisibles à la rue) pour laisser les femmes aller de maison en maison sans sortir sur la voie publique...
Argumenter l'interdiction du voile par la volonté de libérer la femme semble par cet exemple une possible erreur. Car rien ne dit qu'on laissera sortir les femmes, qu'on oblige maintenant à porter le voile intégral, une fois que celui-ci sera interdit...
Si le port de la burka peut paraître à beaucoup choquant, c'est sans doute au système républicain à y répondre en s'imposant de sa propre autorité, sans loi, mais seulement par la seule force du modèle qu'il peut proposer...

lundi 14 décembre 2009

L'équilibre des signes passe-t-il par leur suppression ?


Affiche suédoise photographiée à Goteborg en 2009. Campagne de publicité organisée par des athées pendant laquelle les symboles des religions monothéistes sont montrés comme interchangeables sur le drapeau national et rendus obsolètes par la phrase : "Dieu n'existe probablement pas". (Ratexla - Flickr)

C'est sans doute à cette question qu'a tenté de répondre un sénateur socialiste belge en proposant une loi visant à appliquer strictement la séparation de l'Etat et des Eglises en Belgique. Rédigé en 2007, le projet devait passer devant la Commission des Affaires Institutionnelles le 10 octobre dernier mais son examen a été reporté et renvoyé aux Assises de l'Interculturalité. Ces dernières sont un espace de dialogue créé par le gouvernement chargé de réfléchir à l'amélioration des conditions de la réussite d'une société basée sur la diversité, espace de dialogue donc dans lequel le débat n'est pas celui de l'identité nationale mais celui du comment vivre ensemble dans un monde devenu multiculturel.
C'est dans ce cadre de réflexion sur l'interculturalité qu'il faut approcher le texte de loi proposé par Philippe Mahoux. Le report de l'examen du projet est certainement lié à la polémique qu'il a suscité et que la presse belge a simplifié en titrant sur l'interdiction des croix dans les cimetières. L'article 6 du projet de loi précise en effet que

Aucun bien meuble ou immeuble affecté à un service public ne peut contenir ou être orné de signes ou d'objets quelconques caractéristiques d'une conception religieuse ou philosophique.
Cette disposition ne concerne pas les signes ou objets exposés dans les musées ou expositions ou intégrés à des monuments et sites classés.
Disparition de tout signe distinctif pouvant faire penser à une rupture de la neutralité de l'Etat en matière religieuse ou philosophique, telle est l'essence de cet article  L'intention du législateur est présentée dans les commentaires motivant le projet :
Cette disposition traduit, dans la matérialité des faits, le principe de la neutralité du service public, qui ne peut, ni par son comportement, ni par quelque manifestation extérieure que ce soit, s'identifier à un culte ou à une conception philosophique.
[...]
En ce qui concerne les cimetières, l'article 4 ne porte pas préjudice au droit des titulaires de concessions (privatives) de les orner de tout signe ou objet philosophique ou religieux. Le propriétaire ou le gestionnaire public reste tenu par le prescrit de l'article 4, c'est-à-dire d'observer une parfaite neutralité. Il lui est dès lors interdit d'orner les parties communes du cimetière de signes ou objets quelconques caractéristiques d'une conception religieuse ou philosophique.
Pour le sénateur belge à l'origine de l'initiative, la neutralité passe donc par l'absence de signe : pour que l'Etat n'affiche pas de préférence, il ne doit rien laisser voir. En ce qui concerne les cimetières, puisque c'est l'exemple qui a soulevé la polémique, les institutions se devraient de ne pas afficher de signes distinctifs dans les parties communes comme cela peut-être le cas de croix au milieu des allées. Rappelons qu'on distingue habituellement dans les cimetières les parties communes et les parties privées que sont les tombes allouées à la famille des défunts pour le temps de la concession. Il ne s'agit donc pas ici d'interdire toute croix des cimetières - comme l'ont laissé sous-entendre la presse et certains hommes politiques - mais d'interdire tout signe distinctif dans les parties relevant de la collectivité et ce au nom d'un équilibre à respecter entre les tendances religieuses ou philosophiques.
Alors qu'en France, dans le cadre du débat sur l'identité nationale, Nicolas Sarkozy demande aux croyants de "se garder de toute pratique ostentatoire", et particulièrement aux musulmans de s'abstenir de faire "tout ce qui pourrait apparaître comme un défi" à l'héritage de la civilisation chrétienne, en Belgique le sénateur Philippe Mahoux réfléchit au renforcement de la neutralité étatique en supprimant tout signe religieux dans le cadre des services publics. Pour lui, l'intégration passe par une non-différenciation de l'espace public au nom du respect de l'opinion de l'autre. L'interculturalité se ferait donc à l'endroit même où les différences s'estompent pour disparaître de l'espace public et se confiner au privé. Pour lui, point d'héritage chrétien, mais seulement une société en transformation (voire déjà transformée) basée non sur un passé mais sur un présent à construire.
La polémique suscitée par le texte est sans doute révélatrice d'une angoisse : celle de voir disparaître justement cet héritage chrétien que met en avant le président français. C'est aussi cette angoisse qui a poussé les Suisses à voter pour l'interdiction des minarets : ils craignaient que le signe visible du lieu de culte musulman envahisse leur paysage fait de clochers, symbole de chrétienté. Crainte aussi de bouleversement sonore : et si on faisait du haut du minaret l'appel à la prière, ne couvrirait-il pas le son des cloches ? L'héritage religieux n'est pas la seule question : il y a bien également la volonté de conserver intact un paysage visuel et sonore qui serait le propre des sociétés européennes.
Trois positions sont alors envisageables : le refus du changement, rééquilibrer le paysage en supprimant les signes ou la recherche d'un compromis entre Etats, anciennes religions, nouvelles religions et incroyances.
Tout serait ici affaire d'identité, pour reprendre un mot qui n'est pas sans poser de problèmes aux chercheurs en sciences sociales. Car l'identité est par définition mouvante : individuelle ou collective, elle évolue en permanence, au gré des "programmes de vérité" chers à Paul Veyne. Je peux être chrétien aujourd'hui, athée tout à l'heure et me convertir au bouddhisme demain, changer de pays dans une semaine, m'y intégrer totalement, défendre des idées politiques différentes de celles héritées de mes parents. Tout cela dépend de ce que je pense être vrai à un moment "t", de mon parcours, de l'évolution de mes connaissances (intellectuelles et personnelles), de mon environnement social ou national. Définir la France par son héritage chrétien a-t-il un sens après la déchristianisation, l'affirmation d'une république laïque dans laquelle la liberté de conscience permet le changement de religion, l'avènement de nouvelles religions (comme le mouvement New Age) ou de religions jusqu'alors dites exotiques (bouddhisme, islam) ? Etre français ou belge a-t-il le même sens pour nous aujourd'hui, dans une société ouverte sur le monde et largement globalisée, que pour nos grands-parents témoins du déchirement que fut la seconde guerre mondiale ? On voit par ces interrogations les difficultés que posent la question même de l'identité.
Mais celle-ci n'est sans doute pas l'explication pertinente des polémiques et tensions autour des signes religieux. Il me semble que la notion d'habitus telle que l'a développée Pierre Bourdieu pourrait permettre de comprendre leurs ressorts sans entrer dans le débat de l'identité dans lequel le chercheur ne peut que se perdre sauf à dire justement qu'il n'y a pas d'identité. L'expérience sociale de l'individu produit ainsi un ensemble de dispositions influent à la fois sur ses actions et ses perceptions. Les perceptions du paysage entrent bien évidemment dans ce schéma. L'argument d'une culture chrétienne commune à l'Europe est bel et bien le fruit d'une expérience sociale où se mêlent la vision permanente des clochers, les fêtes de Noël, les prénoms du calendrier, etc., le tout vécu comme un héritage historique. La construction de cet habitus est d'autant plus complexe quand on y ajoute la question spirituelle. On peut aujourd'hui se dire chrétien mais ne pas aller à l'église et s'ouvrir au bouddhisme à la fois selon son expérience, ses affinités ou les influences extérieures (éducation, médias). Cependant, l'arrivée de nouveaux éléments dans le paysage peut troubler l'habitus et provoquer le rejet. C'est clairement le cas dans l'affaire de la votation pour l'interdiction des minarets pendant laquelle le parti populiste à l'origine de l'initiative dressait le portrait d'une Suisse au paysage transformé soudainement par l'explosion supposée de la construction de mosquées. De même en Belgique, c'est l'article portant sur la suppression des signes, et essentiellement en fait l'explication de cet article avec pour exemple les croix des cimetières, qui a provoqué la polémique : à quoi allait donc ressembler les cimetières sans croix ? Alors même qu'il n'a jamais été question de toucher aux croix des tombes... Là encore, rupture possible d'un habitus dans lequel le cimetière est identifiable par ses croix.
Toutefois, l'habitus n'est par définition pas quelque chose de figé. Fruit de l'expérience sociale, il évolue tout au long de la vie, des rencontres ou du travail fait par l'individu sur lui-même. Il est quelque part le compromis entre un héritage (de classe, culturel, familial...) et une évolution (personnelle, sociale). C'est ce qui permet par exemple l'intégration à un nouvel environnement ou l'acceptation de la différence et des nouveautés. C'est certainement la notion qui permet de prendre le plus de recul face aux débats actuels...

mardi 8 décembre 2009

Perception du religieux dans le paysage urbain contemporain

La votation récente en Suisse sur l'interdiction de la construction de minarets soulève non seulement la question de l'intolérance manifestée à l'égard de l'Islam mais aussi la question de la place du religieux dans le paysage architectural.
En effet, nous percevons le paysage et nous le lisons à travers des clés et des repères qui nous orientent dans l'espace urbain ou rural selon une culture acquise dès l'enfance. Ainsi, on reconnaît presque immédiatement une mairie par sa place, sa façade où flotte le drapeau national et où on peut généralement lire la devise "Liberté, égalité, fraternité" etc. D'un coup d'oeil, on identifie ce bâtiment public et on perçoit ainsi la présence de la République dans toutes les communes. On peut aussi se demander comment on perçoit le religieux dans le paysage. Croyant ou athée, pratiquant ou non, ardent défenseur de la laïcité ou pas, tous nous savons reconnaître l'édifice religieux, même si, selon nos sensibilités, nous pouvons y voir un refuge ou un élément de notre patrimoine. Car le plus souvent, les églises - si nous prenons l'exemple des édifices catholiques - sont patrimonialisées malgré la pérennité des activités paroissiales. Dans les villages, elles sont ainsi généralement le plus ancien bâtiment, immédiatement reconnaissable par son architecture et par la place l'entourant.
Dans le tissu urbain, la question est plus complexe. Soit l'ancienneté et la monumentalité de l'église la classent immédiatement dans le patrimoine communal et on retrouve l'évidence des églises de village, soit l'édifice cultuel (et parfois le quartier qui l'entoure) est de construction récente et l'oeil du passant doit s'exercer à trouver des repères permettant l'identification certaine.
Pour illustrer mon propos, je prendrais un exemple parisien, dans le XVe arrondissement, près de la place Falguière : l'église Notre-Dame de l'Arche d'Alliance, construite en 1998.


   Premier indice : une plaque de rue. Mais comme tout nom de rue, elle n'indique pas forcément un état présent. L'appellation signale seulement le fait qu'il y a pu avoir à un moment donné une activité religieuse autour de cet axe. Renseignements pris, il s'agit bien du passage ordinaire d'anciennes processions de la paroisse (Saint-Lambert de Vaugirard ?). Cependant, le nom même de la rue inscrit une certaine culture chrétienne dans l'espace public.


En avançant dans la rue, on passe à proximité d'un édifice récent, d'architecture contemporaine dont l'aspect ne fait pas penser à un immeuble d'habitation, mais dont rien ne semble préciser au premier coup d'oeil la fonction.


Au pied du bâtiment, un square. Le rez-de-chaussée est complètement ouvert, sans murs, juste quelques pilliers de bétons, offrant un abri aux promeneurs et la possibilité de jouer au tennis de table.


Les grandes vitres de l'édifice laissent entrevoir un travail artistique plus visible de l'intérieur. Peut-être des vitraux ?


La petite tour métallique abrite des cloches laissant penser qu'il s'agit d'un clocher.

CLOCHER, subst. masc.

A. Construction en forme de tour qui surmonte une église ou s'élève à proximité, et qui abrite les cloches.
La vision d'un clocher fait directement référence à la présence d'une église. Le bâtiment en question serait donc une église.




Confirmation : à l'entrée se situant dans l'autre rue, on trouve l'inscription : "Eglise Notre-dame de l'Arche d'Alliance" et sur le panneau d'affichage, on annonce la possibilité de visiter l'église.


L'exercice d'identification présenté ici peut paraître poussif. Il rassemble pourtant les étapes de la perception du religieux dans cette rue parisienne. L'édifice, de construction récente, échappe en effet aux images-types des églises plus anciennes. L'observateur doit alors rechercher des indices permettant de lire le paysage urbain qu'il a devant lui. Outre la mention "église" à l'entrée ou sur le panneau d'affichage extérieur (on remarquera toutefois que rares sont les églises sur les murs desquelles on mentionne qu'elles sont des églises), la perception se fait plus claire à partir du moment où l'on repère le clocher. Car c'est effectivement le clocher qui, dans la lecture du paysage que l'on est amené à faire quotidiennement, nous informe de la présence d'une église. Sans ce clocher, cette église serait probablement invisible.
On touche ici à la fonction première du clocher : rendre visible l'église. D'un point de vue sonore bien sûr mais aussi d'un point de vue visuel. Le clocher est en effet normalement ce qui dépasse les autres maisons ou immeubles et permet de situer où se trouve l'église dans le tissu urbain. Il est le signe extérieur qui inscrit une religion (ici catholique mais elle aurait pu être orthodoxe) dans le paysage. 
Comme le clocher pour l'église, le minaret joue un rôle majeur dans l'inscription de la religion musulmane dans le paysage. Comme le clocher, il rend visible de façon sonore et visuelle la mosquée et on est en droit de penser que dans l'évolution de l'architecture religieuse musulmane le minaret, à l'instar du clocher, sera encore une clé de l'identification de l'édifice en tant que mosquée dans les prochaines décennies. Interdire la construction de minarets, ce n'est donc pas uniquement un signal négatif lancé aux citoyens musulmans, c'est bel et bien effacer du paysage la religion musulmane, la rendre invisible au passant et de fait nier une possible intégration...

mardi 1 décembre 2009

Une invention contemporaine de reliques


La nouvelle est passée presque inaperçue le 20 novembre dernier : on a retrouvé des reliques de Galilée (voir photo ci-contre - AP). L'annonce, très sérieuse, a été faite par Paolo Galluzzi, directeur du Musée d'Histoire de la Science à Florence. L'histoire semble anecdotique, elle est pourtant comparable à la plupart des récits de redécouvertes de reliques même si, dans le cas de Galilée, il ne s'agit pas d'un "saint" au sens religieux du terme (on pourrait par contre lui accorder le statut de "héros" ou "martyr" de la science si on voulait faire un parallèle).
Un collectionneur (anonyme) a en effet acheté récemment lors d'une vente aux enchères des objets qualifiés de "non identifiés" placés dans un vase du XVIIIe siècle avant de s'apercevoir qu'il s'agissait d'ossements humains. Son enquête, dont les détails n'ont pas été rapportés par les médias, le conduit à penser qu'il s'agirait de deux doigts et d'une dent de Galilée prélevés sur son cadavre en 1737, soit 95 ans après sa mort, lors du transfert de sa dépouille dans la Basilique Santa Croce de Florence. A cette occasion un autre doigt et une vertèbre avaient également été prélevés et conservés par la suite dans des musées de Florence et de Padoue. De 1737 à 1905, les deux doigts et la dent furent conservés par une même famille avant que l'on perde la trace de ces reliques. L'acquisition récente du collectionneur anonyme est donc une redécouverte de reliques disparues depuis plus de cent ans... Le schéma de transmission de ces reliques est donc le suivant : prélèvement tardif lors d'une translation des restes - conservation dans un cadre privé - disparition des reliques - réapparition après authentification d'un objet dans un premier temps non identifié. Pour clore ce schéma, ajoutons que les reliques seront exposées à partir du printemps 2010 au Musée d'Histoire de la Science de Florence. Enfin, l'authenticité de ces reliques est affirmée à travers l'autorité savante, le directeur du musée ayant déclaré pour couper court à toute polémique : "A la lumière d'une documentation historique considérable, l'authenticité de ces éléments ne fait aucun doute".
Ceux qui connaissent l'histoire religieuse reconnaîtront dans ce schéma les étapes classiques de l'invention (au sens de "découverte") ou de la conservation des reliques. La différence avec ce qui est connu est sans doute l'extrême contemporanéité de l'évènement : il ne s'agit pas d'une redécouverte après un moment passé de crise (comme une révolution ou une guerre) que l'historien reconstitue à partir de ses sources mais d'une redécouverte fortuite dans un cadre à la fois antiquaire et scientifique qui a lieu sous nos yeux.
Ce qui change peut-être aussi est la réaction face à cette redécouverte. Si l'exposition est envisagée, les réactions des internautes ont été peu nombreuses. L'invention des reliques de Galilée se déroule donc dans une certaine indifférence. Ceux qui réagissent sont loin d'être enthousiastes. Bien au contraire, c'est le scepticisme qui prédomine. Il m'a semblé intéressant de noter les différents types d'arguments du rejet de ces reliques, tout en s'interrogeant sur leur continuité historique. Ces arguments ont été quasiment fixés au XVIe siècle par Calvin dans son fameux Traité des reliques (1543) dans lequel il synthétise et radicalise les arguments de ses prédécesseurs humanistes. Ses arguments sont, en résumé, de trois types : théologique (le culte des reliques est une idolâtrie), pragmatique (les reliques sont généralement fausses) et morale (la relique est un morceau de cadavre). Dans le cas de Galilée, l'argument théologique ne peut être utilisé puisqu'il n'y a pas a priori pas de culte. Cependant, on remarquera que le débat glisse parfois sur le rôle de Galilée dans l'histoire de la science, le "saint"/"héros"/"martyr" devenant un exemple et non une idole. Les deux autres types d'arguments sont par contre bien présents dans les commentaires des internautes. Je vous donne ici quelques exemples de réactions, classées par types d'argumentation.

Vraies ou fausses ?
Comme l'écrivait Calvin, "c'est une chose notoire que la plupart des reliques qu'on montre partout sont fausses et ont été mises en avant par moqueurs qui ont impudemment abusé le pauvre monde". Cette déclaration a marqué la critique des reliques jusqu'à nos jours et les lecteurs de l'information en sont également habités :
"Comment être certain que ces reliques proviennent de Galilée ?? Même son ADN ne peut être comparé avec rien du tout. C'est n'importe quoi et en tout cas, très laid" (un lecteur de la Nouvelle Gazette - Belgique)
"Comment être sûr ????? La police avait ses empreintes ou bien ils ont récupéré les fiches du dentiste ??????" (un lecteur du Figaro - France)
Signe des temps, là où Calvin avançait l'impossible authentification historique ou la multiplicité des reliques, c'est ici l'argument policier (empreinte ADN ou dentaire) qui prédomine...

Reliques et cadavre
"C'était l'office des chrétiens de laisser les corps des saints en leur sépulcre pour obéir à cette sentence universelle que tout homme est poudre et retournera en poudre", nous dit Calvin, renvoyant la relique dans la tombe comme les cendres d'un défunt. Deux siècles et demi plus tard, la révolution, dans son épisode déchristianisateur, a vu elle aussi certains de ses acteurs renvoyer la relique à son état morbide. Ainsi, en avril 1794, un ancien prêtre constitutionnel dénonce au district de Toulouse les pratiques de la municipalité de Pibrac : "Vous n'ignorez pas sans doute qu'un cadavre, nommé sainte Germaine, existe dans l'église de cette commune et que ce cadavre est regardé comme saint". Plus loin, il le qualifie même de "corps pourri" (cité dans Stéphane Baciocchi et Dominique Julia, "Reliques et Révolution française", in Reliques modernes, p. 551-552). Dans certaines villes pendant la Révolution, les reliques sont d'ailleurs inhumées, comme celles de saint Remi à Reims. Du sentiment religieux de Calvin, en passant par la Révolution, l'évolution du regard désacralisateur sur la relique se poursuit aujourd'hui alors que le commerce des reliques corporelles est prohibé sur eBay, le règlement précisant que "la vente d'organes, de tissus, de cellules, de sang et de tout autre produit du corps humain est strictement interdite sur le site". A l'heure où la relique est redevenue partie de corps humain, les internautes ne se privent donc pas d'argumenter leur dégoût devant la future exposition des reliques de Galilée :
"Personnellement, j'ai du mal à comprendre comment on peut en arriver là. Qui voudrait des morceaux de cadavres ? Peu importe à qui était le corps à la limite, je trouve ça tellement morbide et sans aucun intérêt. Autant, je peux comprendre les pilleurs de tombes qui récupère des objets précieux, autant, là, ça me dépasse..." (un intervenant sur www.forum-religion.org)
"La façon dont on déterre et exhibe les corps est vraiment dégoutante. Est-ce que ces gens aimeraient que l'on déterre leurs parents et qu'on les expose ?" (un intervenant sur newsvine.com)
"Mon Dieu, c'est morbide, primitif et inexcusable... Rassemblez tous ses morceaux et arrêtez ça... Accordez-lui le respect que nous voudriez tous pour nous-mêmes dans la mort. Enterrez-le... En entier... En un seul endroit... Et laissez-le tranquille" (un autre intervenant sur newsvine.com)
"Certaines des idées de Galilée sont des vérités éternelles. Toutes les parties de son corps détériorées devraient être enterrées. Si une de ces institutions se pliant à la curiosité de mauvais goût du public avait un peu de classe ou de décence, elle remettrait ces morceaux de corps dans la tombe de Galilée" (un autre intervenant sur newsvine.com)
De l'argument religieux de Calvin et de la polémique anticléricale des révolutionnaires, la question du rapport entre reliques et cadavres s'est donc déplacée sur le domaine de la sensibilité. La relique est ici humanisée, elle est aux yeux de ceux qui réagissent ainsi véritablement un morceau de cadavre - l'argument n'impliquant ici aucune autre arrière-pensée - et cela leur est insupportable. Ainsi la comparaison entre reliques et cendres, si l'on peut bien affirmer qu'elle était déjà présente chez Calvin, ne semble pas forcément relever de la même logique.

lundi 9 novembre 2009

Interdiction de photographier


La tombe (anonymisée) d'un roi d'Albanie dans le cimetière parisien de Thiais : une photo interdite ?








Ce n'est un secret pour personne, avec la photographie numérique, la prise de vue a connu une croissance extraordinaire. Désormais, tout le monde prend des photos dans les circonstances les plus diverses et ce avec des appareils dont la technicité va du plus simple, comme les téléphones portables, au plus perfectionné. Sans juger ici de la qualité technique ou artistique, on peut dire que la plupart des gens peuvent sans difficulté s'adonner à la photographie. Soit. Mais une autre question surgit : peut-on tout photographier ? Il y a encore quelques années, il était par exemple quasiment impossible d'inscrire sur la pellicule le souvenir d'un concert auquel on assistait ; désormais, on se demande parfois si les spectateurs ne regardent pas plus leur portable ou leur appareil que la scène... De même, les bâtiments officiels sont à ma connaissance assez facilement photographiables alors qu'au contraire, en Albanie, il m'a été impossible de prendre en photo le palais présidentiel ou le siège du Premier Ministre sans voir un policier ou un militaire me dire que cela n'était pas permis.
Je voudrais ici m'arrêter sur une interdiction dont l'existence, il me semble, va plus loin que la simple question du droit à photographier. Je me souviens, il y a quelques années, alors que je recensais des tombes anciennes dans le cimetière d'un village de Seine-et-Marne, un ami photographe, qui m'aidait pour l'occasion, m'avait prévenu : photographier dans un cimetière était interdit. Je me suis donc demandé ce qu'il en était aujourd'hui.
Un constat tout d'abord : les photos de tombes ou de cimetières sont nombreuses sur Internet. Si on prend en exemple Flickr et qu'on y saisisse comme mot-clé "cimetière", on trouve près de 84 000 éléments et autour de 22 000 pour "tombe". Le choix du cimetière comme thème de prise de vue existe donc bien.
Pourtant, un coup d'oeil rapide sur quelques règlements de cimetières permet de constater l'illégalité de la plupart de ces photos.

Ainsi, pour le cimetière de Bourges, il est précisé qu'il "est interdit de photographier dans les cimetières sans une autorisation", comme à Belfort où il est interdit "de photographier les monuments sans l’autorisation de l’Administration municipale."
Pour celui de Brest, le texte contenu dans l'article 83 est plus explicite, surtout quand on prend en considération le titre de l'article ("Obligation de décence") :
"Il est défendu de tenir dans les cimetières des réunions autres que celles consacrées exclusivement au culte et à la mémoire des morts, d'apposer à l'intérieur ou à l'extérieur de son enceinte des panneaux ou affiches publicitaires ou autres, de faire aux visiteurs ou aux personnes qui suivent les convois des offres de service ou remise de cartes ou d'adresses, et de stationner dans ce but soit aux portes du cimetière soit aux abords des sépultures et dans les allées.
Il est interdit également de se livrer à l'intérieur du cimetière à des travaux photographiques ou cinématographiques, sauf autorisation du maire, et d'effectuer quêtes ou collectes."
A Sélestat, "il est expressément interdit de s'y livrer sans autorisation à des opérations photographiques ou vidéos et généralement de commettre aucun acte contraire au respect dû à la mémoire des morts" (art. 7).

A Jouy-en-Josas, l'article 13 déplace le problème de la décence vers le droit à l'image :
"L’activité des photographes et cinéastes est soumise à autorisation lorsqu’elle s’exerce dans un cadre professionnel ou commercial."
Tout comme à Paris
"L’activité des photographes et cinéastes est soumise à autorisation lorsqu’elle s’exerce dans un cadre professionnel ou commercial."
On pourrait multiplier les exemples mais je vous ai cité ici les différents types d'interdiction, les règlements comportant souvent les mêmes termes. Précisons que ces règlements ont le statut d'arrêtés de police pris par le maire après approbation du conseil municipal, ce qui explique qu'il n'y a pas UN règlement type pour toutes les communes. Certaines municipalités, comme Castres, ont d'ailleurs choisi de ne pas réglementer la photographie dans leur cimetière. Enfin, dans certains cas, c'est l'autorisation de la famille qui est nécessaire.

Plusieurs témoignages attestent de l'application de ces règlements. Ainsi, sur un forum consacré à la Première Guerre Mondiale, un internaute raconte :

"Je me promène fréquemment dans les cimetières surtout municipaux, et fais des photos de sépultures (le plus souvent civiles) de soldats de la GG.
Dans une grande nécropole civile, un employé du cimetière m’ a  courtoisement informé qu’il était interdit de photographier, que mon matériel photographique pouvait m’être confisqué... qu’une autorisation était nécessaire pour faire des images.
J’écris au service idoine de la ville pour obtenir une autorisation, un élu m’a répondu que l’accord des familles était nécessaire."


A la lecture de la règlementation, on peut arriver à distinguer trois grands cas : 

  • l'interdiction n'est pas motivée
  • l'interdiction est motivée pour des raisons de décence
  • l'interdiction, réservée aux professionnels, est motivée par un droit à l'image


De la non-motivation de l'interdiction, on ne peut pas déduire grand chose, sauf peut-être que l'interdiction va de soi pour le rédacteur du règlement. Par contre, les deux derniers cas sont chacun intéressants et méritent un petit développement
.
L'interdiction pour des raisons de décence éclaire en partie le rapport qu'entretiennent avec la mort nos sociétés contemporaines. Les morts sont ici tenus à distance et peuvent même être destinataire d'un culte. Il est frappant par exemple de lire dans le règlement intérieur du cimetière de Brest que les réunions autorisées sont "celles consacrées exclusivement au culte et à la mémoire des morts". Michel Lauwers, dans son ouvrage Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terres des morts dans l'occident médiéval" (Aubier, 2005) a bien montré comment du Haut Moyen Age au XIIe siècle, le cimetière est un lieu de vie où les hommes se réunissent pour des marchés ou rendre la justice. L'apparition d'une pastorale de la mort aux XII-XIIIe siècles change progressivement la donne pour n'en faire qu'un lieu dévolu aux morts et consacré. Finalement, le règlement de Brest est encore un héritier de cette transformation. Dans cette optique, le cimetière est le lieu des morts, du deuil, du recueillement et de l'hommage rendu aux défunts. Placé à l'écart de la commune ou derrière de hauts murs, il est un monde séparé de celui des vivants dans lequel on ne pénètre que pour s'adresser aux morts par la prière ou le respect. Dès lors, photographier une tombe c'est troubler le repos du mort, c'est ne pas lui manifester de respect. Et ce rapport à l'au-delà, c'est aussi sans doute tenir éloigner la mort au point de ne pas en publier l'image.

La publication de cette image nous conduit vers le dernier cas. Dans un certain nombre d'exemple, l'interdiction est réservée aux professionnels, c'est-à-dire à ceux qui publieront ou vendront les photographies de tombes. Ainsi l'association Real et Chef'op qui propose d'accompagner la réalisation de courts-métrages, précise dans son listing des autorisations à demander qu'il faut obtenir l'accord de la mairie avant un tournage dans un cimetière et "préserver l'anonymat des sépultures, ou voir avec les familles des défunts". et d'ajouter : "Attention, certaines sépultures peuvent aussi être protégées comme oeuvre artistique". On touche ici clairement au statut juridique des sépultures et des défunts. Tout d'abord, la tombe contient des informations privées (dates de naissance et de décès mais aussi autres mentions possibles sur les plaques d'hommages). Comme les vivants, les morts auraient donc droit à un respect de la vie privée. On rejoint ici la question de la communicabilité des archives contenant des données personnelles... Les droits des héritiers sont quant à eux défendus par la loi. En effet, la jurisprudence française qualifie la dépouille mortelle de "copropriété familiale" et au regard de la loi, "la sépulture est l'accessoire du cadavre dont elle s'inspire du régime juridique pour en assurer la protection", pour reprendre les termes de la motivation d'une proposition de loi contre les atteintes au respect des morts. La sépulture est de fait une propriété privée qu'on ne peut photographier sans autorisation. Enfin, l'argument de la protection de la tombe comme oeuvre artistique renvoie au droit d'auteur ainsi qu'à l'exploitation possible du patrimoine culturel. De ces deux derniers points, il ressort donc que ce n'est pas le droit des morts qui est protégé mais celui des ayant-droits. Cependant, on pourrait se demander si les protections légales mentionnées dans ces points n'ont pas été mises en avant pour assurer juridiquement la protection de la décence qui, elle, peut paraître floue. Le caractère sacré des morts rejoindrait alors le caractère sacré et inviolable de la propriété défendue par le législateur.

Malgré des glissements vers le droit de la propriété ou le droit à l'image, l'interdiction de photographier dans les cimetières semble revêtir essentiellement, c'est-à-dire dans son essence même, un caractère religieux. Il s'agit d'assurer la non-violation du repos des morts et par extension le respect de la séparation entre le monde des vivants et celui des défunts. Si dans certaines villes, comme Paris, le cimetière peut devenir un lieu de promenade culturelle, on remarquera que dans la quasi totalité des communes - et peut-être encore plus dans les communes rurales - le cimetière reste un lieu sacré, séparé des habitations et de la vie quotidienne, dans lequel on entre pour rendre hommage aux disparus, voire, selon les types de croyances, communiquer avec eux. Y photographier reviendrait peut-être à troubler cet équilibre construit petit à petit pendant les derniers siècles et qui subsiste dans une République, certes laïque, mais dans laquelle le culte des morts demeure très vivant.
Une autre question pourrait maintenant se poser : pourquoi photographie-t-on dans un cimetière ? Ce sera peut-être l'objet d'un autre texte...

jeudi 15 octobre 2009

Cendres ou reliques ?

Scène de dévotion devant la tombe de Mère Teresa à Calcutta (Inde)


La semaine dernière, le premier ministre albanais, Sali Berisha, a annoncé que son gouvernement avait officiellement demandé à son homologue indien le rapatriement des cendres de Mère Teresa, religieuse béatifiée, née en Macédoine mais d'origine albanaise, dont on doit fêter le centenaire de la naissance en août 2010. Dans le même temps, l'Albanie a également adressé une requête de même nature au gouvernement français pour envisager le retour du corps du roi Zog Ier, enterré en France au cimetière parisien de Thiais. Le retour des restes de ces deux personnages s'inscrit dans l'agencement d'un panthéon national albanais. Le roi Zog, longtemps discrédité par le régime communiste, est désormais vu comme le modernisateur de l'Etat albanais. Quant à Mère Teresa, dont les cendres sont aussi réclamées par la Macédoine, elle est, dans le discours nationaliste, le symbole de la tolérance érigée en caractère national albanais. Elle est également la personnalité d'origine albanaise la plus célèbre du XXe siècle. Symboliquement, elle est déjà très présente sur le territoire albanais : outre l'hôpital Mère Teresa et la place Mère Teresa devant l'université de Tirana, elle a surtout donné son nom à l'aéroport international de Rinas, affichant ainsi le lien fort entre elle et l'Albanie. ou plutôt entre l'Albanie et elle En réclamant le corps de Mère Teresa, Sali Berisha entend définitivement nationaliser la religieuse de Calcutta, avec un intérêt d'autant plus grand que plusieurs pays des Balkans se disputent son origine.
La réaction du gouvernement indien ne s'est pas fait attendre. Mardi 12 octobre, le porte-parole du Ministère des Affaires Etrangères indien a déclaré : "Mère Teresa était une citoyenne indienne et elle repose dans son propre pays, sa propre terre", ajoutant que la question de son retour en Albanie "ne se pose même pas". En effet, Mère Teresa avait en 1951 obtenu la nationalité indienne et  vécut le reste de sa vie à Calcutta où elle  fonda son ordre des Missionnaires de la Charité. Elle est d'ailleurs mondialement connu comme "Mère Teresa de Calcutta" même si les promoteurs identitaires albanais la surnomme souvent "Mère Teresa des Albanais". Sali Berisha estime quant à lui que la question reste ouverte et que les deux pays doivent en discuter. Il a d'ailleurs réitéré son souhait, précisant "qu'elle serait plus tranquille que partout ailleurs si elle pouvait reposer à côté de sa mère et de sa soeur" enterrées à Tirana, tirant ainsi à la fois sur une corde sentimentale et sur l'idée que la famille est la base de la nation albanaise. Il est clair que la réponse de l'Inde ne changera pas mais le discours de Sali Berisha est-il adressé à l'Inde ou aux albanais ? Le premier ministre semble en effet soucieux d'encourager le patriotisme de ses concitoyens. Dès lors la concomitance des deux demandes serait le signe d'une volonté d'offrir un support à une ferveur nationale.
Mais il semble aussi que Sali Berisha n'ait pas vraiment compris les enjeux de ce qu'il demandait. J'ai déjà montré ailleurs que la neutralité laïque de l'Etat albanais, couvert par un discours de tolérance interconfessionnelle, gomme tout aspect sacré des questions religieuses pour n'en garder qu'une essence nationale entrant dans un discours d'unité au dessus des communautés catholique, orthodoxe ou musulmane. Or, pris dans ce carcan idéologique, il en a oublié le caractère religieux de sa requête. Car, en demandant le retour des cendres de Mère Teresa en Albanie, il ne réclame pas le corps d'un héros national mais le corps d'une religieuse béatifiée dont les restes ont le statut de reliques aux yeux de toute la catholicité.  Fait révélateur, il se trouve, qu'en même temps que la réponse du gouvernement indien, on a appris par la porte-parole des Missionnaires de la Charité, que l'ordre fondé par Mère Teresa, et qui conserve sa tombe en l'offrant à la vénération, n'avait même pas été sollicité par le gouvernement albanais. S'inscrivant dans la logique d'un discours nationaliste, Sali Berisha n'a donc pas pris en compte l'identité catholique de celle dont il réclame les cendres.
La question est portant cruciale : la tombe de Mère Teresa contient-elle ses cendres ou ses reliques ? Un non-catholique (athée ou d'une autre confession) répondrait qu'il s'agit bien de ses cendres mais un catholique parlerait ici de ses reliques. Et c'est bien ainsi que les Missionnaires de la Charité les considèrent. Si on se rend sur le site du Centre Mère Teresa de Calcutta, on trouve une page intitulée "Relics" sur laquelle on explique justement ce que sont les reliques et le statut pris par ce corps après la béatification de la religieuse. On explique même la démarche à suivre pour recevoir une relique de Mère Teresa. Peut-être que le gouvernement albanais aurait dû tenter une demande à l'adresse mail indiquée...
Plus largement se pose ici la question des frontières entre conceptions du monde ou "programmes de vérité" pour reprendre l'expression de Paul Veyne. Pour les uns, Mère Teresa est un personnage national ; pour les autres une religieuse béatifiée dont on attend la canonisation. Pour les premiers, sa tombe contient des cendres vouées à une ferveur civique et nationale ; pour les seconds, sa sépulture est un lieu de pèlerinage contenant des reliques de première catégorie, c'est-à-dire des reliques corporelles. Pour Sali Berisha, on parle du rapatriement (au sens premier de retour vers la patrie) ; pour l'Eglise, ce serait une translation de reliques qui risquerait d'atténuer la charge sacrale du sanctuaire de Calcutta. La situation est donc la suivante : au milieu de la discussion une tombe et autour de celle-ci des interlocuteurs qui ne parlent pas de la même chose...

jeudi 1 octobre 2009

Anthropologie historique des reliques

Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, édité par Philippe Boutry, Pierre Antoine Fabre Dominique Julia, Paris, Editions de l'EHESS, 2009, 2 vol., 903 p.


Ces deux volumes sont le fruit d'une enquête collective menée au sein du Centre d'Anthropologie religieuse européenne pendant plusieurs années. Il s'agissait de s'interroger sur les significations religieuses, culturelles et politiques des reliques. Jusqu'ici concentrée sur la période médiévale, l'histoire des reliques qui y est proposée s'inscrit dans l'époque moderne montrant la continuité de leurs vénérations (et des polémiques afférentes) sur une longue durée. 
Avec la critique radicale élaborée par Calvin prolongeant les doutes des humanistes du début du XVIe siècle, la période moderne s'ouvre pour les reliques sur une polémique qui ne s'est en fait jamais refermée, où se discutent non seulement l'authenticité même des reliques mais aussi la justification de leur culte.
Passant les siècles, je ne résiste pas à vous citer ici un extrait de la discussion de l'article "Relique" de Wikipedia : 

Les reliques
...Et personne pour suggérer l'incommensurable bêtise de telles superstitions !? La jarre de Cana, la lance du soldat romain, le prépuce de Jésus... Et puis quoi encore ? L'hymen de la Vierge sans doute ? Ce serait à se rouler par terre de rire s'il n'était au fond si triste et si révoltant de voir comment les responsables religieux s'attachent leurs ouailles, à eux-mêmes ainsi qu'à leur mythes et à leurs bobards, comme des chiens à des saucisses! L'ignorance rend crédule, la crédulité rend stupide. J.Ph.CH

Mise au point
Il ne s'agit pas tant, dans ces articles, de justifier l'existence ou l'authenticité (...) de ces reliques que d'étudier leur culte, leur vénération, ... L'objet esentiel de ces études est l'histoire des mentalités (elle vaut bien celle des batailles). N'oublions pas que le culte des reliques, comme bien d'autres superstitions, a influencé la vie et la mort de quantité de gens au cours des siècles. Pourquoi l'occulter, sous prétexte de rationnalisme ? Je suis moi-même athée et sceptique, mais aussi historien. Et un peu d'humour et de dérision n'a jamais fait de tort même dans une encyclopédie sérieuse ... Daniel71953 13 août 2007 à 15:16 (CEST)

Reçu 5/5 et bien sûr, tout à fait d'accord avec cette attitude ; mais peut-être, tout de même, devriez-vous vous distancer un peu plus, vous montrer un peu plus... disons ironique : pensez aux enfants qui vous lisent: ne les entendez-vous pas d'ici demandant à leur prof si c'est vrai qu'on a retrouvé et conservé les clous de la croix de Jésus ou peut-être - pourquoi pas ? - une plume d'aile de l'ange Gabriel ? : "M'sieur, j'ai lu sur Wikipedia que etc., etc..." :-) J.Ph.CH


SOMMAIRE

VOLUME 1
Avant-propos
Première partie. Lieux et corps saints : le temps des polémiques
Pierre Antoine Fabre, Mickaël Wilmart, Le Traité des reliques de Jean Calvin (1543). Texte et contextes
Dominique Julia, L'Église post-tridentine et les reliques. Tradition, controverse et critique (XVIe-XVIIIe siècle)

Philippe Boutry, Une recharge sacrale. Restauration des reliques et renouveau des polémiques dans la France du XIXe siècle
Alain Cantillon, La guérison d'une enfant en 1656 à Port-Royal de Paris. Archives, miracle et relique
Nicole Courtine, Collin de Plancy (1794-1881) et le Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses reliques modernes

Deuxième partie. Le pouvoir et le sacré
Mario Rosa, La ceinture de la Vierge à Prato. De la « religion civique » à la « piété éclairée »
Francoise Le Hénand, Les translations de reliques en France au XVIIe siècle
Guy Lazure, Posséder le sacré. Monarchie et identité dans la collection de reliques de Philippe II à l’Escorial
András Zempleni, Le membre fantôme du corps mystique du roi fondateur. La dextre d’Étienne Ier et l’espace national hongrois

VOLUME 2
Troisième partie. Le sacré dans la guerre
Denis Crouzet, Sur le désenchantement des corps saints au temps des troubles de Religion
Stéphane Baciocchi, Dominique Julia, Reliques et Révolution francaise (1789-1804)

Bernard Marchadier, L'exhumation des reliques dans les premières années du pouvoir soviétique

Quatrième partie. Inventaires et inventions de lieux
Pedro Cordoba, Nouvelle fondation. À propos des fausses reliques de Sacromonte de Grenade
Catherine Maire, La France, terre de sainteté. À propos de la Topographie des saints d’Adrien Baillet

Pierre Antoine Fabre, Le grand reliquaire de la chapelle du Crucifix. Recherches sur le culte des reliques dans l’église San Ignazio, XVIe-XIXe siècles

Cinquième partie. Un espace en expansion
Ines G. Županov, Une ville reliquaire : São Tomé de Meliapor. La politique et le sacré en Inde portugaise au XVIe siècle
Leandro Karnal, Les reliques dans la conquête de l’Amérique luso-espagnole
Charlotte de Castelnau-L’Estoile, Le partage des reliques. Tupinamba et jésuites face
aux os d’un missionnaire chaman (Brésil, début du XVIIe siècle)


Sixième partie. Reliques et reliquaires : une archéologie du sacré
Muriel Clair, Corps et décor. Les reliques dans les chapelles amérindiennes en Nouvelle-France au XVIIe siècle
Yves Gagneux, Entre culte et histoire. Le reliquaire du tombeau de sainte Geneviève
à Saint-Étienne-du-Mont

Muriel Pic, Le devenir image de la relique à l’époque de la reproductibilité technique.
Photographie, copie et métaphore


Bibliographie - Index