L'étude des marques manuscrites ou des notes marginales sur les livres imprimés a surtout été utilisée dans le cadre de l'histoire littéraire ou de l'histoire du livre pour l'époque moderne (XVIe-XVIIIe s.). Je donne quelques références à la fin de ce post pour ceux que cela intéresse.
Lors de mes différentes séjours en Albanie, j'ai rassemblé une petite collection d'ouvrages de propagande antireligieuse datant de l'époque communiste afin d'étudier la politique d'athéisation du pays par le régime d'Enver Hoxha. Certains semblent avoir plus vécu que d'autres : reliure usée, couverture ou pages abîmés et parfois notes manuscrites des lecteurs précédents. A l'instar des historiens du livre, je me suis alors demandé si ces marques laissées par les lecteurs pouvaient refléter une attitude face à la propagande du Parti, qu'elle soit d'intérêt, d'adhésion ou de rejet. La grande majorité n'apporte en fait pas grand chose au chercheur.
Un livre en particulier a attiré mon attention. Rédigé par Hulusi Hako, un des principaux partisans de l'athéisme en Albanie (à l'époque d'Enver Hoxha et encore maintenant), il s'intitule "Akuzojmë Fenë" (Nous accusons la religion"). Mon exemplaire a été imprimé en 1968. Maintes fois réédités, il s'agit d'un des ouvrages de base de la propagande antireligieuse albanaise. La couverture en est assez abîmée. Sur le dos du livre, en partie déchiré, on a réécrit le titre et le nom de l'auteur au feutre. A la lecture des marques manuscrites, on peut identifier trois détenteurs/lecteurs : "M. B." (je ne donne ici que les initiales), "M. L." et un troisième anonyme. Les deux premiers sont des femmes albanaises. Le dernier est anglophone et a traduit en marge certains passages en anglais. M. L. n'a laissé que son nom et quelques griffonnages représentant vaguement des fleurs (mais cela pourrait n'être que des dessins faits mécaniquement). M. B. a par contre fait quelques brefs commentaires qui peuvent intéresser l'historien.
Vous pouvez voir ici la page en question : elle présente deux photos du pape Paul VI, l'une avec le président américain Johnson (symbole du capitalisme aux yeux des pays communistes) et l'autre avec un ambassadeur soviétique (l'Albanie a rompu avec l'URSS en 1961). En haut de la page, M. B. a écrit "Turpi më i madh" ("La plus grande honte"). Face à cette phrase, l'historien a le choix entre deux interprétations : la lectrice acquiesce la propagande visant à montrer la complicité du pape avec les ennemis de l'Albanie communiste ou, au contraire, elle réfute ces accusations en les qualifiant de honteuses. Les deux interprétations sont intéressantes mais terriblement contradictoires et il est bien difficile de trancher. Une autre marque manuscrite en marge de la même page pourrait faire penser à la première solution : le mot "Papa" y est barré par une croix. Mais nous sommes ici à la limite de la surinterprétation. On ne peut que conclure que la lectrice M. B. a réagi devant cette page au cours de sa lecture, que le message diffusé ne l'a pas laissé insensible. Mais pour savoir de quel côté penchait sa sensibilité, il faudrait d'autres éléments qui ne sont plus à la disposition du chercheur qui doit donc se résigner devant l'ambiguité de cette source.
Quelques références sur l'étude des marques manuscrites et notes marginales :
- "Le livre annoté", dossier publié dans la Revue de la Bibliothèque Nationale de France, n°2, juin 1999.
- "Le corpus des notes marginales", numéro thématique de la Revue Voltaire, n° 3, 2003.
- Damien Blanchard, "Une archéologie du livre. Les marques manuscrites comme source de l'histoire des bibliothèques bénédictines sous l'Ancien Régime", in Les religieux et leurs livres à l'époque moderne, dir. B.Dompnier et M.-H. Froeschlé-Chopard, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, p. 195-211.